Course d’obstacles

Talons-œuf

Je n’ai jamais écrit sur le handicap à cause du rapport conflictuel qui existe entre l’écriture et les corps humains.

Je ne me suis jamais sentie capable de respecter une deadline au sujet de quelque chose qui change chaque minute. Je n’ai jamais pu me forger une opinion définitive, car j’apprends en permanence sur mon propre corps par des recherches ou par des maux qui le traversent à des moments où je pourrais penser de nouveau me considérer comme étant « en forme ».

Je vais tenter d’écrire sur le handicap, mais uniquement à partir d’un handicap très précis et quantifiable, celui de mes jambes blessées. Bien que les corps soient des totalités confuses et non la somme des parties qui les composent, j’essaierai de laisser de côté la question de l’autisme et de tous les autres problèmes qui continuent de compliquer mon existence au quotidien.

Peut-être que c’est une bonne façon de commencer notre conversation sur le handicap et la visibilité en constatant que je ne me sens en confiance que pour parler de choses que je peux appuyer avec des cicatrices, des radios et des documents médicaux.

Trot, piédestal

C’est à l’apogée de ma mobilité que je suis devenue handicapée. C’était comme un réveil brutal me tirant d’un mode de vie à la fois précaire et couronnée de succès qui allait devoir prendre fin. Depuis lors, beaucoup de personnes de mon entourage ont levé les yeux au ciel quand j’ai demandé de l’aide ou alors se confondaient en excuses à la vue de mes cicatrices ou de ma canne.

En tant qu’artiste, j’ai toujours été sensible au pouvoir des images, mais l’impossibilité de représenter la douleur m’a fait douter de la croyance selon laquelle une « image vaut mille mots. » C’est d’ailleurs pour la même raison que nous utilisons souvent l’adjectif « inimaginable » pour qualifier une douleur extrême.

La douleur est l’une des choses les plus complexes à imaginer et à décrire pour les êtres humains. Une fois disparue, il est difficile, même pour ceulles qui ont connu les niveaux de douleur les plus élevés (pensez à l’échelle de l’hôpital, numéro 10), de se rappeler la sensation d’une telle agonie — voilà combien nos corps peuvent être désireux de se remettre des traumatismes.

Quand je pense à la visibilité et au handicap, je pense à ces tentatives un peu cheap de représentation médiatique, quelque chose comme inclure une personne en fauteuil dans un shooting de mode. Ce n’est pas en soi le problème (il est important de ne pas représenter un seul type de corps comme désirable), mais ce n’est pas suffisant ; et en un sens, cela réduit la représentation du handicap à ce qu’il est déjà dans l’imaginaire collectif : le fauteuil, la canne, les béquilles, les bandages… Mais certaines restent invisibles. Sans oublier l’obsession éternelle de la mode pour l’insolite, le nouveau ou le bizarre qui fait du handicap un fétiche.

Quand je pense à la visibilité et au handicap, je dois me poser les questions du « Quand » et du « Où ». Si nous pensons la représentation à l’intérieur du système capitaliste, où chaque chose à un prix, y compris les images, la représentation des opprimé‧es et des groupes défavorisés ont un coût.

Si tout est transactionnel et que chacun veille à ses propres intérêts, pourquoi est-ce que quelqu’un voudrait-iel aider une personne avec un handicap invisible ? Aider une personne qui n’est pas visiblement handicapée n’offre qu’une satisfaction personnelle désintéressée, pas un symbole ostentatoire de vertu. Sous le capitalisme, cependant il est rare d’aider sans attendre quelque chose en retour. Il est donc logique que tous les échanges les plus frustrants que j’ai eus en demandant de l’aide aient eu lieu aux États-Unis ou au Royaume-Uni.

[Description d’image : photographie d’une œuvre d’Amalia Ulman intitulée Stock Images of War installée en 2015. Il s’agit de la sculpture d’un char d’assaut dont les contours sont réalisés en fils de fer.]

Marche de pierre

Je suis jeune et je soigne toujours mon apparence, ce qui a fréquemment posé problème quand mes cicatrices étaient dissimulées par des vêtements ou que je n’avais pas ma canne avec moi. Une fois en particulier, à l’aéroport de Stansted, j’étais en retard et je me suis approchée d’une employée qui surveillait une file prioritaire désertée. Je lui ai demandé s’il s’agissait bien de la file réservée aux personnes handicapées et elle m’a redirigée vers une autre voie, qui s’est avérée être bondée. Après avoir attendu une vingtaine de minutes debout dans une douleur insoutenable, j’ai fini par réaliser que ce n’était pas la bonne. Je suis retournée voir l’hôtesse qui était alors accompagnée d’un autre collège. Il a confirmé que je me trouvais maintenant devant la file prioritaire et m’a rapidement laissé passer pendant que l’employée qui m’avait intentionnellement induit en erreur regardait le sol. Lorsque je l’ai confrontée, elle a affirmé en me regardant droit dans les yeux « Vous n’êtes pas handicapée. » Au bord des larmes et frustrée, j’ai douloureusement boité jusqu’à ma porte d’embarquement qui se trouvait à l’opposé de l’aéroport. J’avançais très lentement, incapable de courir. Quand j’y suis finalement arrivée, l’embarquement était terminé et l’on m’a refusé l’accès. Le prochain vol n’était pas avant le lendemain et j’ai dû passer la nuit sur le sol de la porte d’embarquement.

Vous me direz peut-être que j’aurai dû être mieux préparée, arriver en avance ou solliciter l’assistance d’un fauteuil roulant au préalable. Comme si les personnes à la marge n’avaient pas le droit au privilège d’être compliqué.Au début, quand je pensais encore être sur la voie de la guérison, j’éprouvais une vive hostilité à l’égard de l’assistance en fauteuils roulants dans les aéroports pour cette raison. Quelle que soit la nature de votre handicap, ils vous mettront dans un fauteuil. Mais malgré mes problèmes de mobilité, j’aime la liberté, me promener dans l’aéroport, prendre des photos, prendre mes propres décisions, acheter de la nourriture et m’asseoir dans un café. Dans les bons jours, en utilisant le chariot et un accès à la voie prioritaire, je pourrais plutôt bien me débrouiller. Malheureusement, la plupart des fois où je me suis laissé prendre en charge à l’aéroport, l’expérience était inhumaine. Être « garée » contre un mur pendant 30 minutes est extrêmement déprimant. Au début donc, avant de me résoudre à accepter mes propres limites, qui sont maintenant permanentes, j’ai essayé, en vain, de me battre pour plus de flexibilité. Peut-on d’ailleurs aider un corps autrement qu’avec flexibilité ? Mes meilleures expériences d’assistance à l’aéroport ont toujours débuté par la même question « Comment puis-je vous aider ? ».

En cas de doute, aidez ceux qui se disent être handicapés, ceux qui demandent de l’aide. Contrairement à ce que l’on croit, la plupart des gens ne sont pas prêts à se donner en spectacle. Et si quelqu’un fait semblant… laissons le karma faire son job.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je parle autant des aéroports, mais parce qu’ils sont indissociables de ma pratique artistique. On dit qu’une relation amoureuse est marquée par son début, comme s’il devenait une sorte de contrat pour sa structure. Ma lune de miel avec le monde de l’art a été marquée par ma déterritorialisation. Je ne sais pas si cela changera un jour, mais, jusqu’à présent, c’est la composante majeure de comment je gagne ma vie : aller sur place.

L’esprit hésitant

Il y a quelques années, j’étais dans un magnifique jardin au fin fond du nord de la Californie, lisant sur un banc pendant qu’une femme à côté de moi s’occupait des fleurs. Elle était belle, dans la quarantaine, avec un style impeccable. Elle portait des vêtements de travail d’homme et un chapeau en paille couvrant ses cheveux blonds, coupés en un carré bouclé. C’était comme regarder Marlène Dietrich se salir les mains avec élégance. Je l’ai regardée avec admiration puis nous avons fini par discuter. J’étais là à cause de mes jambes, à cause d’un accident et oh, elle aussi, un accident. Elle avait reçu un coup sur la tête et souffrait depuis de migraines chroniques. C’est la raison pour laquelle elle avait obtenu cet emploi de jardinière, en échange d’un logement. Avant cela, elle était danseuse et professeure, mais ne pouvant plus supporter la musique, elle a dû prendre précocement sa retraite et partir loin, là où les gens chuchotent et où le seul bruit ambiant est celui du vent entre les arbres.

Elle était magnifique et semblait en bonne santé alors qu’elle souffrait de ce qui, pour moi, évoquait l’enfer sur terre. Ses handicaps ne pouvaient pas être transformés en un spectacle rentable. Son histoire m’a fait me sentir reconnaissante d’avoir au moins quelques cicatrices pour prouver mes problèmes.

C’est pourquoi nous devons trouver des moyens autres que les politiques identitaires et l’esthétique pour appréhender ces questions. Aucun label unique ne permettra jamais de décrire tous les handicaps, qui existent de façon aussi variée qu’il y a d’individus sur Terre. Ce dont nous avons besoin est d’un dialogue ouvert et fluide fondé sur la confiance et le respect. Quand il est question de race, de classe ou de genre, il semble toujours tabou de poser des questions, cependant je ne vois pas d’autre façon d’aborder ces questions que par le dialogue. Le dialogue déclenche l’empathie.

[Description d’image : il s’agit de la photographie d’une œuvre d’Amalia Ulman intitulée Stock Images of War installée en 2015. C’est la sculpture d’un tricycle dont les contours sont réalisés en fils de fer.]

Brillant Escargot

Les handicaps modifient notre rapport au temps, ce qui n’est pas la chose la plus heureuse lorsqu’on vit sous le capitalisme. Durant ces cinq dernières années, à de nombreuses occasions je me suis retrouvée alitée à cause de mes jambes, dans les moments les plus malencontreux, notamment pendant des installations ou juste avant un vernissage… Pour résumé : pendant ces cinq dernières années, je n’ai eu qu’une fraction du temps et d’énergie dont disposaient mes pairs valides sans aucune sorte de privilèges en compensation, tout en étant rémunérée autant (si ce n’est moins) qu’eulles, et en dépensant plus en frais médicaux, massages, logements accessibles et taxis. Je ne suis pas la seule à devoir faire face à cela. Trop de gens autour de moi se sont épuisés, incapables de gérer la pression inhérente au monde de l’art. Que les raisons soient dues à des problèmes médicaux ou de classe ou les deux, il est déchirant de voir autant de personnes talentueuses être mises à part.

Aucune galerie ou institution n’a jamais dit : « Si vous ne vous sentez pas bien, nous vous attendrons ». Sur le long terme, je ne pense pas qu’une différence de quelques mois ou même d’une année ne change le cours de l’histoire de l’art, tant que le travail est de qualité. Mais allez dire ça à une institution.

Je me demande si le fait de ne pas pouvoir se conformer à ces règles pour des raisons médicales, qu’elles soient physiques ou mentales, n’est pas ce qui nous rapproche le plus d’un artiste marginal. En marge du circuit, en marge de l’argent, en marge de la reconnaissance. À l’endroit précis où les idées peuvent être volées, appropriées et monétisées par des artistes riches/valides.

D’en haut

En tant que « artiste émergente » je n’ai pas ressenti que ma carrière était assez solide lorsque j’ai eu l’accident qui m’a rendue handicapée, je me suis donc conformée à toutes les règles. En tant que femme, je craignais d’être compliquée. En tant que femme handicapée, je craignais d’être laissée pour compte.

L’atmosphère inclusive et progressiste que j’avais initialement imaginée s’est en fin de compte révélée être une structure très inégalitaire. À quelques rares exceptions près, les différentes institutions n’ont cessé de répéter qu’elles ne prendraient pas en charge mes frais de transport ou d’aménagement particuliers par souci d’équité envers les autres membres valides du panel, de l’exposition collective ou du festival. Dans leur logique, bien que je sois handicapée et que j’ai par conséquent besoin de moyens financiers et d’énergie supplémentaire pour fonctionner de façon « normale » et m’aligner au niveau de productivité des autres participant‧es, le fait même que je participe au projet témoignait d’un traitement d’inclusion en ma faveur. 

Même à l’hôpital, à chaque fois que je recevais l’appel de curateurices, personne ne m’a jamais demandé de quelle façon je pouvais être aidée. À la place, toujours cet éternel « Je suis vraiment désolé‧e, j’espère que vous irez mieux bientôt », comme si ces vœux pieux et la pression capacitiste de guérir, d’aller mieux, était suffisante pour résoudre le problème de l’inclusivité. En vérité, ce n’est pas suffisant et toute personne qui se retrouve confrontée à des frais médicaux impromptus en attestera. Ce qu’il faut, c’est une action directe pour un changement structurel.

Systèmes sordides

En Europe, où du moins l’Europe dont j’ai fait l’expérience, avec son système de santé publique, l’accessibilité de l’éducation et les systèmes d’allocations en vigueur, la difficulté de ne pas avoir de privilèges semble quelque peu atténuée. Il est en effet possible de se concentrer sur l’expérimentation et sa pratique artistique sans subir les distractions et les effets destructifs du stress lié à la précarité.

C’est important pour les personnes pauvres et plus encore si elles sont également handicapées. Pouvoir bénéficier de prestations d’invalidité, de soins de santé et d’un logement décent allège le fardeau d’avoir à prouver et à « performer » son handicap devant la caméra, ce qui semble malheureusement être une obligation dans la vie médiatisée d’aujourd’hui.

Aux États-Unis, faute de soutien, ceulles qui font face à des problèmes de santé se retrouvent contraints de se tourner vers des sites tels que GoFundMe, GiveForward qui sont simultanément alimentés avec du contenu généré pour Facebook et Instagram, comme s’il s’agissait d’étayer son cas par une documentation graphique émouvante et déchirante. Plus votre présence numérique est importante, plus vous avez de chance de pouvoir payer vos factures médicales. Comme si la photogénie était en corrélation avec la légitimité.

Plutôt que d’envisager la santé comme une affaire privée, et n’ayant pas le choix de renoncer à participer au marché des images, de nombreuses personnes handicapées se retrouvent forcées de mettre en scène leurs situations pour susciter l’empathie et le soutien qu’iels méritent. Cela ne fait que renforcer la supposition que leurs problèmes de santé sont la seule chose qu’iels ont dans leur vie, leur seul intérêt.

Personnellement, le (mauvais) état de ma santé participe à dessiner la forme que prend ma vie et affecte ma pratique artistique au quotidien. Je planifie tout en fonction du temps de marche que me permettent mes jambes (40 minutes par jour) et la quantité d’interactions sociales que mon cerveau m’autorise sans m’épuiser complètement. Cela ne veut pas dire que mon travail doit toujours porter sur ces sujets. Certes, il y a des cannes et des fauteuils ici et là, mais aussi des pigeons, des bureaux et du porno. Le fait que j’interprète des personnages valides dans mes spectacles signifie seulement que je m’intéresse à un large éventail de rôles et de sujets, et non que je suis moins handicapée. Une véritable liberté artistique repose sur la capacité à pouvoir choisir, en toute indépendance, de quel sujet traite notre travail, exactement comme l’ont fait les artistes hommes et blancs pendant des siècles.

En ce qui concerne le handicap et la visibilité, je pense que, dans le monde de l’image d’aujourd’hui, chanceux sont ceux qui ont le choix de rester invisibles, mais soutenus et respectés, sans avoir à mettre en scène leur propre existence.


Traduit par Gio Ventura
Corrections par Emma Axelroud-Bernard