[Espace Validiste//[Corps Handix]

À chaque visite de musée ou excursion dans une nouvelle galerie, mon estomac se noue, révélant mon anticipation inconsciente des difficultés que je rencontre souvent lorsque j’essaye de parcourir une exposition. Au seuil d’un espace d’art contemporain, je sais que ce qui m’attend au-delà n’est ni habitué ni préparé à accueillir mon corps malade et handicapé.

Le validisme1, comme la plupart des systèmes d’oppression, est profondément ancré dans notre langage, et particulièrement cristallisé dans les institutions que sont les musées. Il s’agit du large éventail de croyances et de systèmes qui ont construit un corps idéal, perçu comme la forme parfaite de l’espèce. Cet idéal est considéré comme la forme corporelle essentielle et comme celle qui est pleinement et véritablement humaine. Par conséquent, un parallèle direct et brutal a été créé, qui enferme le corps handicapé dans la définition et la représentation d’un état d’existence inférieur, imparfait et sous-humain.

Le validisme est un terme dont l’usage s’est répandu significativement au cours des dix dernières années, bien que sa définition soit loin d’être connue de toustes, de même que son rôle dans les espaces culturels. L’individu valide se déplace dans l’espace sans aucune considération pour la manière dont celui-ci est construit pour lui être confortable, causant de fait un inconfort évident et mettant au défi celleux qui ne sont pas valides comme ellui. Se frayer un chemin dans les espaces artistiques en tant que personne malade ou handicapée rend particulièrement conscient‧e de leur manque cruel d’accessibilité. Il est impératif de comprendre que l’altérisation des corps handicapés dans l’espace physique du musée est directement corrélée avec le manque cruel de représentation de corps malades/handicapés dans les œuvres et les artistes exposé‧es. Le manque d’accessibilité dans les espaces d’art crée une boucle sans fin dans laquelle les malades et les handicapé‧es sont invisibilisé‧es et traité‧es comme des visiteureuxses anorma‧ules. L’hostilité de l’espace décourage voire empêche les personnes handicapé‧es d’y entrer pleinement, entérinant un cercle vicieux d’exclusion. Ces systèmes (d’absence) de représentation sont faits pour maintenir les malades et les handicapé‧es dans l’ombre – tels des corps tabous traités comme des anomalies.

Alternative Text

[Description d’image: Il s’agit d’un graphique réalisé par Panteha Abareshi nommé Ableism Feedback Loop, « Le cercle vicieux du validisme », réalisé en 2020. Il représente une boucle de rétroaction fermée contenant quatre petits textes noirs qui surmontent des cercles concentriques rouges, jaunes, verts, bleus, etc. Chacun de ces textes est relié par une flèche suivant le sens des aiguilles d’une montre : en haut : Manque de représentation des corps handicapés/malades comme artistes et comme sujets ; à droite : Absence d’accessibilité totale et aux normes dans les espaces d’art ; en bas : Exclusion physique des personnes malades/handicapées des espaces d’art; à gauche : Exclusion intellectuelle des personnes malades/handicapées des espaces d’art.]

Actuellement, aucune norme n’est imposée quant à l’audiodescription, les audiophones, l’interprétation en langue des signes, ou le sous-titrage dans les musées. Il n’y a pas non plus de règle à suivre lorsqu’il s’agit de prendre en compte l’accessibilité dans la conception d’une exposition. Personnellement, j’ai rencontré de grandes difficultés à visiter des expositions en raison de mes aides à la mobilité, que ce soit lorsque j’utilise ma canne, des béquilles, ou un fauteuil roulant. Plusieurs fois, je me suis retrouvé‧e face à des espaces auxquels je ne pouvais absolument pas accéder. Ce n’est pas seulement parce que de nombreux espaces ne sont pas équipés d’ascenseurs ou de rampes, mais aussi parce que de nombreuses œuvres sont exposées selon un idéal validiste : le seul corps envisagé comme pouvant les contempler est celui d’une personne pleinement valide. 

On trouve un exemple édifiant d’inaccessibilité à la fois architecturale et curatoriale dans le hall d’entrée du Hammer Museum de Los Angeles où, sur le palier d’un escalier, sont exposées au fil de l’année différentes œuvres. Ces œuvres sont un usage stupéfiant et complexe de l’espace, et tombent en cascade depuis les murs sur le sol et les marches. Le musée est équipé d’un ascenseur, mais le prendre signifie que l’on passe complètement à côté des installations, et rend l’interaction impossible pour les personnes qui ne peuvent pas monter les escaliers. Bien qu’il s’agisse ici d’un exemple clair d’espace d’art auquel seules les personnes valides ont accès sans contraintes, l’inaccessibilité est en général inévitable et inhérente à l’espace d’art dans tous ses recoins. L’inaccessibilité est un fondement qui s’y infiltre à notre insu, de l’architecture jusque dans les œuvres d’art, et dans les limbes de l’esprit critique suspendu au-dessus des œuvres.

Seulement, il est aussi nécessaire de porter un regard critique sur les œuvres et les choix esthétiques qui sont faits en rapport avec le handicap. Prenons par exemple l’exposition de 2019 « Les fondations du musée : la collection du MOCA », qui s’est tenue à la Geffen Contemporary au MOCA. Dans une pièce de Chris Burden intitulée Exposing the Foundation of the Museum (1986), « Exposer les fondations du musée », le sol du musée avait été arraché, exposant littéralement les fondations du bâtiment. Cette œuvre poétique et interactive proposait aux visiteurixces de descendre par un escalier dans le tunnel d’excavation, les invitant à regarder plus attentivement les fondations en béton du musée, mais je n’avais pas pu y descendre. J’ai vécu une expérience similaire dans l’exposition « Dirty Protests », « Sales manifestations », en 2019 au Hammer Museum, où j’ai été confronté‧e à City 000 (2010), « Ville 000 », de Mike Kelley : une œuvre saisissante faisant partie de sa série de sculptures centrée sur la ville fictive de Kandor. L’œuvre invite les spectateurixces à monter un escalier en bois (après avoir enfilé des chaussons de protection), pour regarder au-dessus d’un monolithe de pierre, sur lequel est érigée une petite ville composée de délicates structures en verre multicolores. Ces œuvres étaient sans doute passionnantes pour les spectateurixces valides : on ne refuse jamais une occasion d’interagir physiquement avec une œuvre. Mais pour celleux qui ne peuvent pas aisément monter ou descendre ne serait-ce que quelques marches, le sens de ces œuvres n’était pas le même. Ce qui se voulait être une expérience intime s’était transformé pour moi en une observation passive d’expériences auxquelles je ne pouvais pas prendre part. La ville de verre étincelante devenait un espace isolé et impénétrable. Les fondations du musée, ainsi exposées, me demeuraient finalement aussi inaccessibles qu’elles l’avaient été lorsqu’elles étaient soigneusement enfouies sous le béton. Il y a une profonde ironie dans cette situation, qui montre à quel point le validisme est ancré dans les espaces culturels ordinaires. Souvent, les piliers du validisme n’existent pas seulement sous la surface, mais soutiennent en réalité des structures entières, à l’insu de celleux qui passent au-dessus.

Revenons-en à ma définition du « validisme » : il s’agit d’un système qui se base sur une norme corporelle inatteignable, pour ostraciser, invalider et déshumaniser celleux qui ne peuvent l’atteindre. Cette assimilation de malade ou d’handicapé‧e avec quelque chose « en moins » se reflète dans les normes de langage et nos comportements ainsi que dans les codes sociaux selon lesquels nous opérons : iels sont fondées sur une vision du corps malade/handicapé non seulement comme inhumain, mais aussi comme une chose qui doit être cachée. Prenons par exemple l’idée d’une personne ou d’un groupe qui se « lève » contre une injustice, ou la connotation négative d’une expression tels « un dialogue de sourds », ou encore l’usage désinvolte et familier du terme « débile ». Le langage qu’on nous enseigne rend terriblement facile la construction inconsciente d’une image dégradante du corps malade/handicapé. Ce validisme ordinaire explique en partie le gouffre qui existe en matière de représentation de la maladie/du handicap dans les œuvres auxquelles nous sommes exposé‧es.

En aucun cas, je ne critique des artistes tels que Burden ou Kelley pour leur usage de dispositifs inaccessibles dans leurs installations, pas plus que je ne critique les institutions pour avoir inclus ces œuvres dans leurs expositions. Plutôt, je critique le manque complet de considération pour les expériences handies dans la mise en contexte de ces œuvres. Il est évident que les conservateurs n’ont eu aucune considération pour l’expérience d’un·e individu·e qui ne serait pas en mesure d’interagir avec l’œuvre d’art comme prévu par l’artiste. Au contraire, le fonctionnement même du monde de l’art repose sur le présupposé invisibilisant que toutes les personnes qui y entreront auront le même accès et la même expérience sensible de l’œuvre. Dans les deux cas, aucune légitimité n’est accordée au point de vue de celleux qui se voient forcé‧es de regarder de loin tandis que d’autres interagissent avec les œuvres, et dont l’expérience du lieu se limite à des interactions de seconde main. Le sens des espaces d’art change de façon spectaculaire lorsqu’ils sont vus sous l’angle de la maladie et du handicap. Cette disparité entre l’expérience des personnes valides et handies dans le même espace montre à quel point le validisme est fondamentalement enraciné dans tous les aspects de la construction, de la conservation et de la scénographie des espaces d’art.

Panteha Abareshi, And I Gaze, 2019

[Description d’image: Photographie d’une performance de l’artiste Panteha Abareshi intitulée « And I Gaze », traduction « Et je contemple », réalisée en 2019, qui invite le spectateur à monter une volée de marches métalliques pour regarder à travers des jumelles à travers la pièce, pointées vers une petite projection vidéo sur le mur opposé. La pièce a des murs blancs et un sol marron moucheté. Une simple béquille médicale dépasse horizontalement du mur de gauche, tandis que l’escalier mobile en métal se trouve au ras du mur de droite.]

Dans ma propre pratique, j’utilise l’accessibilité comme un médium, la restreignant et l’amplifiant tout à la fois pour mettre en lumière les expériences des personnes malades/handicapées et lutter contre notre invisibilisation. L’année dernière, j’ai créé une performance intitulée And I Gaze, « Et je contemple », qui invite les spectateurixces à monter un escalier en métal pour regarder à travers des jumelles une petite projection vidéo située sur le mur d’en face. And I Gaze fait écho à mon expérience face au travail de Chris Burden, Exposing the Foundation of the Museum. J’ai créé une œuvre, avec laquelle, même en tant qu’artiste, je ne pouvais pas interagir. Au lieu de cela, mon expérience se limitait à regarder mes spectateurixces valides interagir avec mon travail comme je l’avais prévu.

Une seconde œuvre, intitulée 5 alarms (Pull For Help), met en scène des télécommandes d’appel que l’on retrouve à côté des lits et dans les toilettes des hôpitaux. Les patient·es tirent dessus lorsqu’iels ont besoin d’une assistance immédiate et urgente. Dans cette œuvre, les sonnettes d’alarme sont suspendues légèrement hors de portée, témoignant de la nature fondamentalement inaccessible de « l’aide ». Le corps est considérablement aliéné dans l’espace médical occidentale, dans lequel il est traité comme un spécimen et soumis à une violence normalisée. Non seulement le monde qui entoure les personnes malades/handicapées est fait pour leur être inaccessible, mais le langage émotionnel qu’on nous apprend – plus précisément la confusion nocive entre empathie, honte et pitié – accentue l’aliénation des corps malades/handicapés. Avec cette installation, les spectateurixces se trouvaient dans une situation où la possibilité d’appeler à l’aide les narguait, juste au-dessus d’elleux : inatteignable et interdite.

[Description d’image: Photographie d’une installation vidéo liée à une performance nommée “Natural Disaster”, traduction Catastrophe naturelle, réalisée par Panteha Abareshi en 2019. Sur la photo, un moniteur analogique à tube cathodique repose sur un fauteuil roulant. Le volumineux moniteur gris occupe toute l’assise du fauteuil roulant et affiche une image abstraite d’un bleu couleur bleu ciel sur un fond rouge et noir.]

Dans mes installations vidéos, je documente mon propre corps dans sa détresse, ses douleurs et sa vulnérabilité, tâchant de représenter ainsi un corps malade/handicapé que nous avons rarement l’occasion de voir. Nous devons constamment questionner ce qui nous dérange, et parmi les choses les plus difficiles à regarder en face se trouve justement les corps handicapés, non censurés. Par exemple, mon œuvre NATURAL DISASTER, « CATASTROPHE NATURELLE », contient l’extrait filmé d’une performance que j’ai réalisée avec mon fauteuil roulant le jour où il a été livré à mon appartement. J’ai enregistré le processus douloureux de ma confrontation à la dégradation de mon corps, faisant ainsi écho à la peur universelle de la vulnérabilité. La vidéo en elle-même est diffusée sur un moniteur cathodique reposant sur un fauteuil roulant, évoquant aussi bien le corps que ce qui est devenu obsolète.

[Description d’image: Image tirée de l’installation vidéo basée sur la performance « Natural Disaster » de Panteha Abareshi. L’image, qui semble faire partie d’une série – comme sur une bobine de film – montre un personnage nu à la peau non-blanche et aux dreadlocks blondes, suspendu à l’envers par un fauteuil roulant. Les pieds et les bras du personnage poussent contre les murs blancs qui l’entourent, se tordant dans une position apparemment inconfortable.]

Dans une œuvre telle que ma pièce NOT BETTER YET (2019), je documente l’une des nombreuses confrontations avec l’évidence qu’il n’y a pas de “mieux” pour mon corps. Le langage qui façonne notre représentation de la maladie est lié à une conception linéaire de la réalité avec laquelle la personne malade/handicapée est forcée de réduire son expérience à l’idée binaire d’aller « mieux » ou « pire » – des mots si étroitement liés aux connotations morales de « bien » et de « mal ». NOT BETTER YET capture un petit moment du cycle angoissant et sans fin d’acceptation du fait que je serais malade toute ma vie – un processus sans fin qui semble recommencer à chaque fois que mon état s’aggrave. Filmée en super 8, cette pièce montre mon corps se contorsionner sur un lit d’hôpital pendant que la bande-son diffuse des dialogues entre mes médecins et infirmier·es que j’ai enregistrés à l’hôpital. J’ai créé cette œuvre après une hospitalisation particulièrement intense, m’inspirant d’une conversation que j’avais eue avec mon père. Il était venu à Los Angeles avec l’intention de rester seulement quelques jours afin de m’aider lors de ma sortie de l’hôpital. Il avait repoussé sa date de retour trois fois et hésitait à le faire une quatrième fois, me disant qu’il voulait simplement rester jusqu’à ce que j’aille mieux. J’ai fondu en larmes, et je lui ai expliqué en trébuchant sur mes mots que s’il restait jusqu’à ce que j’aille « mieux », il ne partirait jamais. NOT BETTER YET marque le début de ma propre réconciliation déchirante et sans fin avec le fait d’aller « plus mal » pour le reste de ma vie, et de me battre pour rompre avec le récit linéaire de la maladie qui connote si négativement la dégénérescence.

Panteha Abareshi, <em>NOT BETTER YET</em>, 2019
[Description d’image: Une série de quatre images extraites d’une vidéo de 2019 intitulée “Not Better Yet », traduction « Ça ne va pas mieux ». Il s’agit de la documentation d’une performance montrant le corps de Panteha Abareshi se contorsionnant sur un lit d’hôpital, tandis qu’est diffusée une composition sonore utilisant des enregistrements de médecins et d’infirmières que l’artiste avait enregistrée à l’hôpital. Elle porte une tenue faite de bandages blancs, et même sans le son qui l’accompagne, ses poses sont maladroites et empreintes de vulnérabilité et de frustration.]

Il existe évidemment des exemples d’œuvres qui représentent le corps malade/handicapé, bien qu’elles ne soient pas amplement diffusées. Jesse Luke Darling crée des sculptures en tordant et déformant des objets du quotidien à la façon de corps blessés, articulant avec subtilité dans ses installations les frustrations qui accompagnent l’incapacité et l’inaccessibilité. De même, la performance audacieuse de Sue Austin, dans laquelle elle est plongée dans l’océan, assise dans un fauteuil roulant conçu pour l’occasion, subvertit toutes les normes autour du sujet artistique acceptable. L’œuvre met en scène le corps handicapé avec beauté, tout en questionnant son exclusion et son isolation, ainsi que l’altérisation d’une portion si large de la population mondiale. Enfin, une oeuvre qui m’a personnellement beaucoup influencé·e est la performance érotique de Frank Moore Out of Isolation (1989), un titre bien ironique au vu de l’actualité. La vidéo se compose de deux scènes distinctes, présentées en deux longs plans séquences. Moore est allongé sur un matelas, nu, tandis qu’une femme le soigne d’abord, puis peu à peu commence à l’exciter sensuellement et sexuellement. Cette vidéo aborde un tabou qu’il est absolument vital de déstigmatiser : la représentation imagée, sexualisée et empouvoirante de personnes handicapées. Ces œuvres touchent à l’inconfort des spectateurixces valides à la vue des corps handicapés, mimant ainsi l’inconfort physique vécu par les corps handis dans le champ de l’art lui-même. Le manque de représentation des corps handicapés dans les œuvres signale aux spectateurixces valides que le musée n’est pas un espace où les vécus handis sont normalisés, ni bienvenus.

[Description d’image: Photo d’une œuvre de 2012 de Sue Austin « Creating the Spectacle ! », traduction “Créer la scène !”. de 2012. L’image montre une femme en fauteuil roulant suspendue sous l’eau dans l’océan. Elle porte un tuba et des lunettes ; ses bras sont tendus et ses cheveux flottent derrière elle. Au-dessous d’elle, un récif corallien jaune est parsemé de petits poissons orange. L’eau qui l’entoure est d’un bleu éclatant. Le film complet est disponible en cliquant ici]

[Description d’image: Image tirée de la performance vidéo de Frank Moore, Out of Isolation, traduction « Sortie d’isolement », datant de 1989. Moore, un homme à la peau claire, est allongé nu sur un matelas, tandis qu’une femme à la peau claire et aux longs cheveux bruns commence à le taquiner sensuellement et sexuellement. Le bras droit de l’homme est replié derrière sa tête et ses yeux sont fermés. Sa bouche est ouverte, peut-être en train de sourire. Derrière les deux personnages, une peinture abstraite verte et rouge est adossée à un mur blanc.]

La solution à une discrimination si profondément enracinée et normalisée qu’est le validisme résidera dans un effort commun pour normaliser à leur tour les perspectives des personnes malades/handies et créer des espaces pour leur donner vie. Pointer du doigt le validisme et l’inaccessibilité des espaces d’art ne doit pas être une pratique humiliante, mais servir à reconnaître que nous vivons dans un monde conçu pour les personnes valides. Le validisme est une dent en décomposition dans la gueule caverneuse de notre société, et nous sommes fondamentalement mal outillé·es pour gérer la douleur qu’elle cause, ou pour tenter son extraction en toute sécurité.

Le langage qui nous est familier quand il s’agit de critiquer les institutions artistiques ne s’est pas encore étendu aux perspectives et aux esthétiques des handicapé·es, aussi bien à cause du manque d’un vocabulaire informé et commun que parce que le filtre validiste à travers lequel la critique est diffractée ne donne pas l’impression d’un besoin urgent de telles perspectives.

Provoquer un changement au sein du monde de l’art ne devrait pas consister à exclure les oeuvres physiquement inaccessibles. Au lieu de ça, nous devons commencer à reconnaître et examiner de manière critique les intentions qui se cachent derrière ces obstacles. Si une vidéo n’est pas sous-titrée, il est indispensable de discuter la décision consciente de l’artiste de ne pas répondre aux besoins des personnes S/sourdes2. Une hiérarchie se met en place lorsque les artistes n’incluent pas une transcription sensorielle – un terme que j’utilise lorsque je discute de la traduction d’une œuvre d’art à travers les expériences sensorielles, telles qu’aller du son au sous-titrage ou de l’image à la description. La transcription sensorielle est une pratique largement négligée, sous-estimée et reste inexplorée alors qu’elle est cruciale pour la création d’espaces radicalement accessibles. Alors que le sous-titrage audio est un exemple familier pour la plupart des gens, il devient soudainement tabou de parler de représentations visuelles et tactiles du son, non seulement parce que les artistes privilégient la spécificité de leur médium, mais aussi parce qu’on ne nous a jamais dit, en tant que public, d’être critiques à l’égard de nos expériences sensorielles et de la manière dont elles peuvent être radicalement disctinctes pour ceulles qui sont sensibles différemment. Il est essentiel que chaque artiste, individuellement, pense au-delà des limites de son propre corps. Mais la tâche n’est pas simple, loin de là. J’appelle ainsi à des formes d’empathie nouvelles et radicales qui abandonnent le paradigme du Moi. Donner au collectif le langage et le contexte nécessaires pour comprendre l’expérience des corps handicapés est une entreprise herculéenne et écrasante. Mais je crois sincèrement, même si pas très objectivement, que le monde de l’art artistique est un espace culturel puissant, capable de générer le changement de l’intérieur.

L’étape la plus importante vers l’accessibilité de l’art a peut-être été complètement involontaire. En réponse à la pandémie de la COVID-19, le besoin qui a émergé de maintenir numériquement les espaces d’art les a rendus plus universels qu’ils n’auraient jamais pu l’être lorsqu’ils étaient liés au monde physique. C’est une chose difficile à admettre, mais il y a des institutions qui ne peuvent être changées sans d’immenses bouleversements fondamentaux, et l’occasion s’est présentée avec la nécessité inévitable d’amener dans sa totalité l’expérience des musées et des galeries dans l’espace numérique. Il s’agit là d’un tournant critique où l’espace artistique est redéfini collectivement dans le même mouvement qu’il est comme suspendu dans un espace hautement accessible. Les décisions prises quant à la mise en œuvre de l’accessibilité dans l’espace artistique numérique jettent les bases de mesures qui pourront être prises dans l’espace artistique physique. Il s’agit d’une opportunité unique de créer le précédent d’une inclusion radicale qui ne doit pas être ignorée.

Panteha Abareshi


Panteha Abareshi est un·e artiste visuel·le et performeureuse basé·e à Los Angeles. Dans son travail, iel s’inspire de son vécu dans un corps atteint par une maladie chronique, la drépanocytose, qui engendrent une douleur et une détérioration qui s’accentuent toutes deux avec l’âge.

Traduction par Léo Boulanger.

Diplômé de géographie sur les questions queer, Léo Boulanger est un chercheur militant indépendant. Polyhandi et queer, il intègre ces deux identités dans sa recherche, qui s’intéresse aux intersections du queer et du crip dans différents espaces. Iel est aussi traducteur.

Correction Emma Axelroud Bernard

[Description de l’image de couverture: Une photo d’une œuvre intitulée 5 alarms (Pull for Help), « 5 alarmes (tirer en cas d’urgence)”, de Panteha Abareshi. La photo montre une série de 8 sonnettes d’alarme, comme celles qui se trouvent dans les hôpitaux, sur lesquelles tirent les patient·es lorsqu’iels ont besoin d’aide immédiate et urgente. Les sonnettes d’alarme sont rectangulaires et grises, chacune installée sur un mur blanc et attachées à une ficelle rouge au plafond. Dans cette œuvre, la ficelle d’alarme est suspendue tout juste hors d’atteinte, symbolisant la nature souvent fondamentalement inaccessible de « l’aide ».]

1 NDT: Dans le texte original, Panteha Abareshi utilise le terme ableism qui est un néologisme désignant les discriminations envers les personnes handicapées apparu dans les années 70-80 aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il peut être indifféremment traduit par validisme ou capacitisme. Ce dernier s’est imposé au Canada francophone à la fin des années 80. Nous avons préféré de notre côté utiliser le terme validisme, dominant en Europe francophone, qui a été proposé pour la première fois par le militant Zig Blanquer dans son texte “La culture du valide occidental” (2004) disponible gratuitement à cet adresse https://infokiosques.net/spip.php?article184. Ce texte a été republié récemment par Monstrographe dans une anthologie des textes de Zig Blanquer. Pour d’avantage de précision sur l’origine des deux termes, voir : Adrien Primerano, « L’émergence des concepts de “capacitisme” et de “validisme” dans l’espace francophone », Alter, 16-2 | 2022. URL : http://journals.openedition.org/alterjdr/683

2 NDT: Panteha Abareshi utilise dans le texte original le terme « d/Deaf individuals » traduit ici par « personnes S/sourdes » conformément à la manière dont les personnes concernées se nomment dans les pays francophones. À chaque fois, la minuscule renvoie à la surdité comme fait et la majuscule à la communauté sourde ayant une langue, une culture et une histoire.