Vers un féminisme fol

Je l’admets : je suis folle de rage1. J’ai beau essayer, je ne saurais déployer l’élégance ni la curiosité d’esprit de Julia Rodas qui, dans un article édifiant, propose de réfléchir aux possibles mérites du DSM2. Je pourrais sans doute adopter une stratégie similaire et l’appliquer au trouble à symptomatologie somatique3, qui est le diagnostic psychiatrique le plus souvent attribué aux relous comme moi. Je pourrais ainsi faire remarquer que le fait de trop se plaindre, trait que le DSM identifie comme un symptôme de cette maladie, caractérise l’activité principale du manuel lui-même. Ne pourrait-on interpréter le DSM comme un catalogage de tout ce qui agace ses rédacteurices chez chaque type de personnes qui leur déplait? J’affirmerais même qu’une telle disposition est bénéfique car, comme je l’ai déjà dit, se plaindre, c’est communiquer. Mais non : lorsque le DSM m’assigne (« femme blanche de classe moyenne », « hypocondriaque névrosée », non-adulte, non-sujet incapable de prendre sur elle et supporter la douleur conformément à l’éthique protestante du travail des bon‧nes citoyen‧nes américain‧es), c’est de l’intimidation.

Quand je dis que je suis folle de rage contre les constructions culturelles de la maladie mentale, ça ne veut pas dire que je suis, en bloc, « pour » ou « contre » la médicalisation, le DSM, tel ou tel diagnostic psychiatrique. Je me mets en rage quand des diagnostics sont refusés à celleux qui en veulent et imposés à celleux qui les refusent. Je partage ainsi l’indignation de Julia Serano quant à la pathologisation des sexualités et des identités de genre considérées comme déviantes dans le DSM. Comment peut-on sérieusement prétendre, en 2013, que la façon dont certaines personnes aiment avoir des rapports sexuels, s’habiller ou se genrer relève de la « paraphilie » ou du « trouble paraphilique » ? Les rédacteurices du DSM n’ont-iels pas encore compris que la détresse émotionnelle et les difficultés relationnelles qu’iels définissent comme des symptômes de ces troubles sont les conséquences d’une stigmatisation sociale, elle-même renforcée par la pathologisation constitutive des queers, des handi‧es, des trans et de toustes celleux dont les corps et les esprits débordent la sphère du « phénotypiquement normal » ?

L’essai de Kristina Gupta sur l’asexualité me met en rage, lui aussi, mais cette fois, contre moi-même. Dans le chapitre que j’ai écrit pour Sex and Disability 4, l’anthologie que j’ai co-éditée avec Robert McRuer, l’usage que je fais parfois du terme asexualité participe à la stigmatisation des personnes asexuelles. Comme l’explique s. e. smith dans cette critique de l’ouvrage5, « le terme asexualité qualifie l’absence d’attirance sexuelle chez un‧e individu‧e‧x et non la désexualisation de personnes jugées indésirables. » smith fait remarquer que « la confusion entre désexualisation et asexualité porte un grave préjudice aux personnes handicapées asexuelles, parmi lesquelles beaucoup ont lutté pour que les débats autour du handicap et de la sexualité les reconnaissent en tant que telles. » En d’autres termes, s’il est approprié que les personnes handicapées résistent à la désexualisation – ce postulat sociétal qui suppose en principe que les personnes handicapées soient indésirables et indifférentes au désir –, il est inapproprié (et validiste) d’employer un langage qui renforce une croyance culturelle selon laquelle il ne faudrait pas être asexuel‧le‧x.

Comment ai-je pu passer à côté de ça ? Après avoir lu l’article de Gupta, la réponse est claire : j’avais tellement envie de montrer comment les personnes handicapées sont des êtres sexuels que la notion d’identité asexuelle m’est apparue comme un obstacle. Mais pourquoi le nombre des rapports sexuels ou le degré d’érotisme qu’on leur attribue devraient-ils constituer une cote adéquate pour mesurer la valeur ou l’importance d’un‧e individu‧e auprès de sa communauté handi, queer ou crip ? Chez Gupta, aucune colère : son essai propose une analyse mesurée des avantages et des inconvénients de la qualification psychiatrique du trouble du désir sexuel hypoactif6. Cependant, son étude m’apprend à reconnaître ma propre participation involontaire à l’ostracisation des personnes asexuelles et à comprendre que cette ostracisation est inacceptable.

Quand je lis le récit percutant d’Andrea Cooke sur les difficultés qu’elle rencontre avec la schizophrénie, je rage encore ; cette fois, c’est contre l’utilisation que font certain‧es universitaires féministes et queers de la maladie mentale comme métaphore de tout ce qui ne va pas dans le monde. Par exemple, dans Épistémologie du placard, Eve Kosofsky Sedgwick caractérise les idées avec lesquelles elle est en désaccord de « bipolaires », «psychotiques » et « folles »7. Et dans un article récent du New Yorker écrit par Susan Faludi8 au sujet de la féministe radicale Shulamith Firestone9, la schizophrénie sert de métaphore pour tout ce qui aurait posé problème dans la deuxième vague du féminisme. Firestone est morte l’année dernière [en 2012], vraisemblablement de complications liées à la schizophrénie. Dans son article, Faludi semble suggérer que si seulement les féministes des années 70 avaient été plus prévenantes les unes envers les autres, Firestone n’aurait peut-être pas développé cette maladie. En déclarant que la schizophrénie est provoquée par « l’isolement social », Faludi rend les querelles internes du mouvement féministe responsables de la perpétuation d’une « aliénation réciproque des femmes ». La maladie mentale provoquée par un échec de la sororité féministe est un archétype qui remonte aux théories de la « mère schizophrénogène » des années 50. Ces deux approches culpabilisent les femmes et vont à l’encontre d’un quasi-consensus parmi les psychiatres quant à l’étiologie de la schizophrénie : il est largement admis que c’est une maladie héréditaire qui affecte le cerveau et concerne approximativement 1 % de toute la population, peu importe la race, l’ethnicité, la religion, la classe ou le genre. Mettre en scène la schizophrénie à la façon d’une « métaphore amère » de la « situation culturelle des femmes » (l’expression est d’Elaine Showalter, citée par Faludi qui approuve) donne l’illusion que ce trouble résulte de défaillances individuelles ou politiques et renforce la stigmatisation sociale qui frappe déjà fortement les personnes atteintes de cette pathologie dévastatrice.

Comme Merri Lisa Johnson, je suis frustrée par la normativité validiste de la plupart des récits féministes sur la maladie mentale. Comme elle, j’aspire à un féminisme qui « prendra la maladie mentale au sérieux », pas comme une métaphore ou une faillite morale, mais comme une phénoménologie complexe et mouvante. Inspirée par la dénomination donnée par Johnson à ce qu’on appelle désormais les études féministes sur le handicap psychiatrique [Feminist Psychiatric Disability Studies], et en dialogue avec elle à propos de la délimitation de ce champ disciplinaire, je me suis prise à rêver dernièrement d’un autre espace de réflexion critique, que j’appelle féminisme fol [mad feminism] . Il reste à voir dans quelle mesure le féminisme fol et les études féministes sur le handicap psychiatrique recouvrent deux domaines académiques distincts, quoique présentant des points de rencontre et d’échange, ou s’il s’agit plutôt de deux noms pour un même champ. La nuance se trouve peut-être dans leurs orientations phénoménologiques respectives. Si les études féministes sur le handicap psychiatrique tendent vers les cripistemologies10 et l’étude des représentations culturelles de handicaps spécifiques (dépression, trouble de la personnalité borderline, autisme, etc.), le féminisme fol s’intéresse plutôt aux sujets en marge de la folie, les personnes qui n’ont peut-être pas de diagnostic psychiatrique officiel mais qui sont néanmoins considérées comme folles par la culture dominante : les personnes racisées qui seraient émotionnellement instables, les personnes grosses qui mangeraient en quantité irrationnelle ou les personnes souffrant de maladies chroniques et qu’on soupçonne d’hypocondrie et de simulation.

Que ce soit pour le féminisme fol ou les études féministes sur le handicap psychiatrique, il est nécessaire d’avoir un prisme de lecture intersectionnel au croisement de la race, du handicap, du genre, de la sexualité et de la morphologie. De la « drapétomanie » (un diagnostic fallacieux du 19e siècle qui pathologisait le désir de fuite des esclaves) aux constructions contemporaines de la schizophrénie comme pathologie propre aux hommes noirs violents11, des « terroristes musulmans » décrits comme des « malades mentaux »12 aux personnes juives « névrosées », en passant par la dépression et le syndrome de fatigue chronique13 qui seraient des « maladies de blanc‧hes »14 – occasionnant une réticence à diagnostiquer et proposer un traitement médical approprié aux personnes racisées qui en souffrent – il apparaît que les politiques de santé mentale sont inséparables des questions de race, d’ethnicité et de religion.

Ainsi, les diagnostics de « surpoids » et d’« obésité », prononcés de façon disproportionnée à propos des personnes latinas et afro-américaines, pathologisent des individu‧es. La plupart des Américain‧es présument que les personnes grosses mangent « trop » et ce à cause de « problèmes psychologiques », au mépris de toutes les études qui montrent qu’une corpulence forte est une expression bénigne de la variabilité morphologique humaine15 qu’on ne saurait imputer à un type de personnalité ou à des habitudes alimentaires. Les personnes militant contre la grossophobie16 luttent contre cette stigmatisation en soulignant que la bonne santé n’a rien à voir avec la morphologie17 et que rien ne prouve que les personnes grosses auraient des habitudes alimentaires moins saines que les autres. Certain‧es militant‧es vont plus loin, fustigeant le « santéisme »18  [healthism] qui sous-tend la grossophobie19, et rappellent que même si les personnes grosses passaient leurs journées à manger des sucreries devant la télé, elles n’en mériteraient pas moins l’équité et le respect. 

Ce refus du santéisme – ensemble paradigmatique que j’étendrai explicitement au santéisme mental – est une caractéristique fondamentale du féminisme fol. Celleux d’entre nous qui sont étiquetté‧es comme « fols » ont souvent beaucoup de mal à se débarrasser du stigmate de la maladie mentale : les personnes qui, comme moi, vivent avec des maladies chroniques peu connues, doivent répéter que nos handicaps ne sont pas « dans la tête » et les personnes asexuelles et/ou trans mettent l’accent sur leur « bonheur » et leur « bonne santé ». Aucun doute que de telles affirmations sont nécessaires et nous font avancer. Mais on aurait sans doute beaucoup à gagner en adoptant une approche plus stigmaphile de notre folie. Pour mieux rejeter le santéisme mental, celleux d’entre nous qui subissent l’oppression psychiatrique, qu’iels se reconnaissent ou non dans un diagnostic, pourraient opérer une réappropriation subversive de ce qu’on appelle la folie, en assumant les multiples connotations affectives et politiques de ce terme. Le féminisme fol invite toutes les personnes qualifiées de folles à se lever (ou s’asseoir, s’allonger, rouler) en solidarité et dans un sentiment de colère collectif contre la stigmatisation de la maladie mentale et tous les procédés employés pour nous discréditer, nous enfermer, nous refuser des soins médicaux, rire de nos souffrances et nous punir, tandis que les personnes responsables des violences à notre encontre sont libres, nous traitent de menteureuses, lèvent les yeux au ciel et hochent la tête en écoutant nos « délires ». Admettons-le : oui, nous sommes fols.

1. NdA : Cet essai parle de la colère, mais les conditions de possibilité de son existence me rendent heureuse. Je remercie chaleureusement Merri Lisa Johnson, qui a changé ma vie en proposant l’idée des Feminist Psychiatric Disability Studies et en reconnaissant ma participation à ce champ disciplinaire naissant ; en étant à l’inititiave du DSM-CRIP et en m’invitant à le co-éditer avec elle ; et en encourageant mes efforts avec enthousiasme tout au long de ce travail. La vision extraordinairement généreuse de Lisa – à la base de ce qui est, peut-être, une discipline naissante – a fait de cette collaboration éditoriale une entreprise extrêmement plaisante. Sans l’amour et le soutien bienveillant de ma femme, Jane Arlene Herman, ce recueil n’aurait pas pu voir le jour. Jane s’est impliquée à chaque étape, et son expertise critique et éditoriale a grandement enrichi la réflexion. Ma gratitude profonde va également à ma nièce singulièrement merveilleuse et assistante de rédaction magnifique, Jennifer Nicole Herman.
NdT : Ici et dans le reste du texte, Anna Mollow utilise le mot mad en jouant sur sa polysémie.
On peut le traduire aussi bien par fou/folle que par furieuxse, frénétique ou enragé‧es.

2. NdT : Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (en abrégé et en anglais : DSM) est l’ouvrage de référence des psychiatres américain‧es, il est utilisé internationalement et constitue l’une des plus importantes influences de la Classification internationale des maladies (CIM) de l’OMS.  Dans son texte « PreOccupied », l’enseignante en disability studies et en études victoriennes Julia Miele Rodas cherche à dépasser les polémiques autour du DSM et poser d’autres problématiques que la binarité « pour » ou « contre ». Elle fait ainsi remarquer que la manière dont le DSM décrit l’autisme c’est-à-dire par un manque d’empathie et des comportements restreints comme le fait de faire des listes, est tout autant une description de la méthode du DSM lui-même : « malgré les tentatives des rédacteurixes du DSM de figer l’autisme, de le fixer, de le maintenir à sa place, l’autisme apparaît comme le coauteur implicite du document même par lequel il est à la fois localisé et défini comme une pathologie. »

3. Cliquez ici pour lire l’article Somatic Symptoms Criteria in DSM-5 Improve Diagnosis, Care

4. Cliquez ici pour accéder à la fiche du livre Sex and Disability

5. Cliquez ici pour lire la critique de Sex and Disability

6. Cliquez ici pour lire l’article The DSM diagnostic criteria for hypoactive sexual desire disorder in women

7. Epistemology of the Closet, Eve Kosofsky Sedgwick (p.43; p.129) NdT : le livre a été traduit en français en 2008 par Maxime Cervulle pour les éditions Amsterdam avec le titre Épistémologie du placard.

8. Cliquez ici pour lire l’article Death of a Revolutionary de Susan Faludi

9. Cliquez ici pour lire l’article Shulamith Firestone par Martha Ackelsberg

10. Le terme « cripistemologies » se réfère en partie aux modes de connaissance propres aux handix (crip ways of knowing). Ce terme sera plus amplement développé dans un prochain numéro spécial du Journal of Literary & Cultural Disability Studies, Cripistemologies, édité par Johnson et Robert McRuer. NdT : ce numéro a été publié en 2014 vous pouvez y avoir accès en cliquant sur cette phrase.

11. Cliquez ici pour lire l’article The Protest Psychosis : How Schizophrenia Became a Black Disease de Jonathan Metzl

12. Cliquez ici pour lire l’article Are Terrorists Mentally Deranged? de Charles L. Ruby

13. Lien vers une fiche concernant encéphalomyélite myalgique / syndrome de fatigue chronique en anglais

14. Cliquez ici pour lire l’article Understanding Chronic Fatigue Syndrome de Jill McLaughlin

15. Cliquez ici pour lire le blog Junkfood Science

16. Cliquez ici pour lire le site internet Fat! So?

17. Cliquez ici pour lire l’article This is Thin Privilege

18. Cliquez ici pour lire le blog Fat Heffalump, living with fattitude

19. Cliquez ici pour lire le site internet de Bitch Magazine 


Traduit par Emma Axelroud-Bernard
Relectures critiques et corrections par Mio Koivisto



Cet article a été publié dans un numéro de la revue SocialText consacré au DSM qui est encore actuellement la plus influente classification des maladies mentales. L’ensemble des articles cherchent à dépasser la dichotomie bon DSM/mauvais DSM pour proposer une série d’analyses de la santé mentale et de la folie informées par des perspectives féministes, queers et crips. Plusieurs textes d’Anna Mollow ont déjà été traduits et sont disponibles en français. Une militante du collectif Gras Politique a traduit En quoi la grosseur est un enjeu queer et féministe ? (Cliquez ici pour accéder au texte) et l’introduction de Sex & Disability co-écrit avec Robert McRuer est en ligne sur le site internet de Charlotte Puiseux (Cliquez ici pour accéder au texte).