Comment être une personne à l’ère de l’auto-immunité

« Je crains qu’alors la dialectique dans son abstrusion totale ne soit bonne que pour les personnes totalement dérangées, malades ou folles. »

– Goethe à Hegel le 18 octobre 1827

Cela a commencé avec le dernier repas que j’ai pris sans avoir peur. Je m’en souviens très bien. Mon amie Buyong était venue me voir à Paris. À ce moment-là, j’avais déjà arrêté de travailler à cause de douleurs aux articulations. Je vivais sur mes économies. J’éprouvais une certaine méfiance envers tout ce qui avait trait à la bureaucratie française, mais si je me gardais de demander une aide financière, c’est essentiellement parce que je n’avais aucune idée de ce qui se passait dans mon corps et que je pensais que tout cela était temporaire. Mais ce n’était pas le cas.

J’étais venue à Paris une fois mes études universitaires terminées aux États-Unis. J’avais besoin de changement et je voulais m’éloigner de New York aussi longtemps que possible. Mon séjour à Paris n’était pas censé être bref ; j’avais l’intention d’y faire ma vie. Pendant l’année où j’y ai vécu avant de tomber malade, je travaillais à mi-temps dans un restaurant et à mi-temps pour une société de documentaires.

Buyong et moi étions dans un restaurant du Marais, le genre d’endroit fréquenté au déjeuner par des Françaises d’un certain âge. C’était bien. À l’occasion de sa venue en France, je voulais que Buyong fasse l’expérience d’un repas très français dans un endroit extrêmement français. Là, nous étions servies. Après le foie gras en entrée, nous avons pris des moules-frites, puis de la crème brûlée, avant de terminer avec deux expressos et quelques cigarettes.

Cette nuit-là, j’ai vomi. Le lendemain, j’ai gerbé deux fois et chié une dizaine de fois. Au cours des semaines qui ont suivi, j’ai continué à vomir et à chier de façon exponentielle : un véritable cauchemar scatologique. Chaque cigarette me faisait vomir. J’ai perdu plus de vingt kilos et j’étais affaiblie. De l’autre côté de l’Atlantique, ma mère pleurait au téléphone. Elle pensait que j’étais en train de mourir. Je me suis finalement rendue à l’hôpital où j’ai été admise.

Mon rhumatologue m’a alors suggéré de me rendre au service de rhumatologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Dans cette aile de l’hôpital, tous les patients avaient au moins trente ans de plus que moi. J’avais déjà consulté de nombreux rhumatologues pendant l’année qui venait de s’écouler, mais aucun n’avait été capable de dire d’où venaient mes douleurs articulaires. Bien que je sois arrivée en me plaignant de maux de ventre extrêmes, de fatigue et de diarrhée permanente, mes symptômes furent ignorés car j’étais dans le service de rhumatologie. On m’a mise sous stéroïdes pour les inflammations articulaires. Les infirmier‧xes continuaient à m’apporter des assiettes typiques de la nourriture servie dans les hôpitaux français : des joyaux de la gastronomie industrielle comme de la langue de bœuf, de la brandade de morue ou du boudin. Une nuit, je me suis évanouie et je me suis cognée la tête alors que j’étais dans la salle de bain. Ils ont alors commencé à me faire passer tous les tests possibles et imaginables.

Après une année entière de symptômes non diagnostiqués et une crise aiguë qui m’avait conduite pendant trois semaines à l’hôpital, j’ai finalement eu un diagnostic : j’avais la maladie de Crohn. Ça, et une spondylarthrite ankylosante (SA), une de ces maladies aussi difficile à prononcer qu’à vivre. Toutes deux sont de nature auto-immune. La maladie de Crohn est une maladie de l’appareil intestinal, tandis que la SA touche la colonne vertébrale et les articulations périphériques. Les médecins ont fait preuve de peu d’empathie. Bien sûr, il s’agit là d’une aptitude essentielle dans leur profession. Ils m’ont expliqué la nature incurable et chronique de ces maladies, que la maladie de Crohn et la SA étaient gérables en suivant un traitement médical à vie. Mais à ce stade, j’avais bien du mal à comprendre. Encore jeune, je voyais la maladie comme un état d’incapacité momentané qui était toujours voué à disparaître. Toute l’année, j’avais espéré que mes douleurs articulaires pourraient être soignées par des antibiotiques ou quelque chose du genre. Mon esprit imaginait des explications de plus en plus sophistiquées : peut-être avais-je contracté un virus d’un ami qui avait voyagé à l’étranger ; peut-être avais-je développé une allergie bizarre. Mais ce n’était pas le cas.

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Les médecins insistaient pour que je prenne un traitement risqué à base de biomédicaments : Humira ou Remicade. Ces deux médicaments sont des immunosuppresseurs dont les effets secondaires peuvent être terribles. On doit se faire une injection de Humira toutes les deux semaines et Remicade est administré en perfusion dans un centre de chimiothérapie tous les deux mois. Ils me disaient qu’il n’y avait pas d’alternative, mais j’avais entendu parler d’autres médicaments qui méritaient d’être essayés. Je refusais de croire que le traitement qu’ils proposaient était ma seule option. J’ai insisté pour obtenir un deuxième avis et ai demandé à sortir de l’hôpital. Des étudianxes en médecine, des infirmier‧xes, des internes et des médecins se sont alors succédés pour me dire que les biomédicaments étaient la seule solution. Au bout d’un moment, on a cessé de me faire prendre les stéroïdes anti-inflammatoires qui s’avéraient inefficaces.

La nature supposément chronique des maladies m’a amenée à chercher d’autres options, et en définitive une vision plus holistique du corps. Depuis mon lit d’hôpital, je faisais des recherches avec mon smartphone sur les traitements alternatifs et parcourais les forums consacrés à la maladie de Crohn. J’appris ainsi que des personnes atteintes de cette maladie avaient subi plusieurs opérations chirurgicales pour se faire enlever le côlon et continuaient à dépendre des médicaments. D’autres avaient cessé de prendre leurs traitements, avaient adopté des régimes alimentaires spécialisés ou fait des jeûnes prolongés, et elles disaient être guéries. Je les ai crues, et je les crois encore. Mes médecins me disaient que beaucoup de fausses informations circulent sur le web. C’est vrai, mais je voulais entendre ce que les gens qui vivaient réellement avec la maladie avaient à dire, plutôt que les conseils de ceux qui ne faisaient que l’étudier.

Méfiante envers quiconque me dit qu’il existe une seule manière d’aborder les choses, j’ai décidé de partir. Je me suis extirpée de l’hôpital et ai regagné mon appartement tant bien que mal. Je ne sais toujours pas comment j’ai réussi à me sortir de cette crise sans médicaments, mais j’ai une hypothèse. Avant de subir une coloscopie, on m’avait fait suivre un régime liquide pendant quelques jours. La nuit précédant l’intervention, j’avais bu une préparation laxative infâme. Comme la maladie de Crohn se manifeste par des ulcères dans les intestins, chaque fois que je mangeais, c’était comme frotter une plaie ouverte interne avec du papier de verre. Le fait de laisser reposer mes intestins avait permis de réduire l’intensité des brûlures. Finalement, j’ai pu manger des aliments mous comme des bananes et des avocats. Je me suis reposée dans mon appartement jusqu’à ce que j’aie assez de force pour quitter Paris. Incapable de m’en sortir seule physiquement ou financièrement, j’ai alors pris le premier vol pour rentrer à Philadelphie.

Le lendemain de l’atterrissage, mes genoux ont commencé à enfler et je ne pouvais plus marcher. Puis mon système digestif a aussi lâché. C’était une deuxième crise, et il allait y en avoir beaucoup d’autres. L’histoire continue ainsi, faite de fatigue permanente et de malaises, ponctuée de crises brèves mais très aiguës et d’hospitalisations. Pendant deux ans, j’ai passé la plus grande partie de mon temps allongée dans un lit.

Ce genre d’expériences est difficile à relater. Il n’y a pas d’arc narratif. Dans De la maladie, Virginia Woolf écrit ceci :

« Considérant combien les maladies sont répandues, le chamboulement spirituel qu’elles entraînent, la stupéfaction que nous cause, en cas de santé déclinante, la découverte de contrées jusqu’alors inexplorées, les friches et des déserts de l’âme que le moindre symptôme de grippe fait surgir, […], il nous semble soudain pour le moins étonnant que la maladie ne figure pas à côté de l’amour, de la lutte et de la jalousie parmi les thèmes majeurs de la littérature. Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la grippe et des épopées à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents. Or il n’en est rien. […] la littérature s’évertue à répéter qu’elle a pour objet l’esprit, prétendant que le corps est une paroi de verre transparente à travers laquelle l’âme peut percevoir distinctement. »

Il s’agit là, bien entendu, de la vision romantique. Parfois ce n’est pas vrai ; parfois, je suis aussi con qu’avant la maladie. Mais comme Susan Sontag l’a un jour écrit, « la maladie exacerbe la conscience ». Ainsi, ma vie a été irrévocablement changée par l’expérience de la maladie. Il y a beaucoup de honte associée à la maladie. Elle n’a pas sa place dans les conversations de politesse et, à mon âge, le but à atteindre, c’est de faire carrière – et non la recherche du bien-être.

Je vois cette période de ma vie non pas comme une période inconvenante, mais comme une période intense qui mérite d’être partagée. Je veux valoriser mon temps d’une manière qui n’a rien à voir avec le travail, « envoyer chier » tous ceux qui, lors d’un dîner, ont pu me demander avec insistance : « Alors… qu’est-ce que tu fais ? » parce que je n’ai pas « fait » grand-chose depuis longtemps. L’histoire que je raconte ici est autant un traitement du traumatisme lié à la maladie qu’une exploration de la façon dont le corps est traité dans le régime capitaliste. Les histoires de maladie comme la mienne ne devraient pas être maintenues à l’écart dans les lits et les services hospitaliers. Elles doivent être écrites de manière à ce que nous puissions comprendre le corps comme quelque chose qui ne se limite pas à une paroi de verre transparente.

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L’expérience de la maladie est profondément aliénante. Les difficultés pour en parler sont manifestes vu la pauvreté du langage dont nous disposons pour décrire nos maux physiques. Nous avons recours à des comparaisons : c’est comme si quelqu’un me poignardait sans cesse avec un couteau aiguisé. C’est comme si on me prenait les intestins et qu’on les broyait. C’est comme si j’étais prisonnier‧ère de mon propre corps.

Dans La Maladie comme métaphore, Susan Sontag fait référence à un grand médecin français du XVIIIsiècle, Marie François Xavier Bichat, qui appelait la santé « le silence des organes » et la maladie « leur révolte ». Selon cette image, ce n’est que lorsque nous sommes malades que nous prenons conscience de nos organes, qui restent autrement statiques et ronronnants. Puis il y a le discours des médecins, au langage guerrier. Votre système immunitaire est le système de défense de votre corps. Il est défaillant. Nous sommes ici pour gagner la bataille. L’approche militariste est l’idéologie dominante concernant les maladies auto-immunes.

Chez moi, l’auto-immunité se manifeste d’une manière très particulière – dans mes intestins et mes articulations – mais le mécanisme de base est le même pour un large éventail de maladies et de symptômes : le système immunitaire est plongé dans la perplexité et poussé à l’hyperactivité. Auto-immunité – s’attaquer à soi-même. Le système immunitaire prend son propre matériel corporel pour des agents étrangers et ne sait pas faire la distinction entre lui-même et les autres.

Les troubles auto-immuns sont difficiles à diagnostiquer. Pour la spondylarthrite ankylosante, le délai moyen entre l’apparition des symptômes et le diagnostic est de huit à douze ans. J’ai eu de la chance ; je n’ai eu à attendre qu’un an. Mais le processus de diagnostic est souvent démoralisant et déstabilisant. Dans mon cas, plusieurs spécialistes ont posé des diagnostics erronés, m’ont traitée avec des médicaments sans rapport avec mon état et m’ont qualifiée d’hystérique, d’hypocondriaque. Par contraste, j’ai aussi été bien traitéx par des infirmier‧xes très sympathiques et attentionné‧xes. Cela m’a rappelé que les mauvais traitements ne sont pas nécessairement la faute des individus, mais du manque de personnel dans les hôpitaux. En même temps, je ne suis pas la seule à m’être sentie infantiliséx par des médecins.

Dans The Autoimmune Epidemic [L’Épidémie auto-immune], Donna Jackson Nakazawa écrit : « 45 % des patients atteints de maladies auto-immunes ont été qualifiés d’hypocondriaques aux premiers stades de leur maladie. Cela s’explique sans doute en partie par le fait que 75 à 80 % de ces personnes sont des femmes, qui sont plus facilement déconsidérées par le corps médical lorsqu’apparaissent des symptômes difficiles à diagnostiquer. » Cela a été mon cas, avec même des amis et des membres de ma famille qui insinuaient que ma douleur était psychosomatique ou causée par une dépression. Souvent, les identités des personnes souffrant de handicaps invisibles ne s’intègrent pas facilement au sein des communautés de personnes handicapées ou valides.

La fréquence des diagnostics de maladies auto-immunes augmente et a connu un boom dans la période de développement incontrôlé d’après-guerre. Selon la Mayo Clinic, le nombre de patients atteints de lupus a triplé aux États-Unis au cours des quarante dernières années. L’incidence de la sclérose en plaques a augmenté de 3 % par an au Royaume-Uni et en Scandinavie. Les cas de sclérose en plaques ont doublé au cours des quarante dernières années en Allemagne, en Italie et en Grèce, et le nombre de personnes atteintes de diabète de type 1 a quintuplé au cours de la même période. Selon les National Institutes of Health (États-unis), vingt-quatre millions d’Américains vivent avec une maladie auto-immune.

Nakazawa indique qu’en raison de la propagation rapide des maladies auto-immunes dans les pays industrialisés, « les scientifiques du monde entier les ont surnommées “la maladie occidentale” ». Si la communauté médicale reste incertaine quant à ses origines, elle mentionne néanmoins souvent des facteurs génétiques. Insatisfaits de la faiblesse des explications sur la causalité de ces affections « occidentales », d’autres se sont intéressés aux potentielles causes environnementales de l’auto-immunité. La réponse immunitaire d’une personne s’explique en partie par la génétique. Si vous n’êtes pas prédisposé à l’auto-immunité, il y a peu de chances que vous développiez une maladie auto-immune. Pourtant, ne pas prendre en compte les facteurs environnementaux apparaît comme l’aseptisation d’un phénomène singulier, un abandon au discours hermétique d’un domaine médical régi par des protocoles spécifiques. Je ne cherche pas à blâmer qui que ce soit en particulier pour les maladies qu’il ou elle a endurées, mais les humains ont probablement participé à créer la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nos corps subissent la dégradation de l’environnement en absorbant la charge chimique toxique qui en résulte.

L’exploration des alternatives aux explications évasives de la communauté médicale nous conduit à nous retrouver face à une maladie qui résulte de la production capitaliste incontrôlée et de ses débordements. Tout comme les maladies auto-immunes pousse le corps désorienté à s’attaquer à lui-même, le capitalisme pousse les humains à attaquer le monde naturel. Le capitalisme établit une frontière entre sociétés humaines et monde naturel ; en les séparant, il rend ce dernier plus facile à exploiter. Ce qui nous reste, ce sont des corps désorientés : incapables, au niveau moléculaire, de maintenir les frontières fondamentales qui sont constitutives du soi. Comme un miroir, à l’échelle moléculaire, des degrés d’aliénation et de marchandisation des corps au niveau social et économique.

Il n’existe actuellement aucun remède connu pour la plupart des maladies auto-immunes. Elles sont considérées comme des maladies chroniques qui doivent être soulagées par des moyens biomédicaux tout au long de la vie. Alors que je me traînais dans leur bureau avec mon déambulateur, mes médecins me suppliaient de prendre du Humira. Les biomédicaments sont une nouvelle catégorie de traitements, utilisés pour traiter certaines maladies auto-immunes depuis une dizaine d’années à peine. Humira, dont les boîtes comportent un encadré de mise en garde, est le clone exact d’un anticorps humain. Il s’agit d’une protéine humaine cultivée dans des corps de souris. Ces biomédicaments agissent comme des immunosuppresseurs, c’est-à-dire qu’ils bloquent le système immunitaire de l’organisme pour l’empêcher de s’attaquer lui-même.

Mais, privé de ses défenses, le corps devient vulnérable à des cancers mortels, d’autres maladies auto-immunes ou des infections opportunistes ; « technologie médicale », Humira contrecarrait le comportement autodestructeur et pourtant « naturel » de mon corps. Oubliez le mode de pensée dualiste, selon lequel rien ne clochait chez moi, mais que quelque chose ne fonctionnait pas dans mon corps. L’idée est que j’étais déficiente, et que la seule façon de devenir la version optimale de moi-même était de me tourner vers un médicament qui ne me permettrait rien de plus que fonctionner, le tout pour 3 000 dollars par mois.

Mes médecins étaient persuadés que j’irais mieux. Je devais pouvoir trouver un emploi avec des avantages sociaux qui me permettraient d’avoir une couverture santé. Les traitements biomédicaux fonctionnent en effet selon une conception capitaliste du temps. Plutôt que de miser sur les pouvoirs régénérateurs du corps, l’idée est de remettre les gens au travail le plus rapidement possible. C’est l’autonomie radicale du corps qui résiste à la marchandisation. Pour contrarier notre productivité optimale, il tombe malade. La maladie peut être masquée et traitée, mais le corps répond quand même. Il réagit. Il peut mettre plus de temps à se rétablir que ne le voudrait votre patron. On n’a pas le temps de vous faire aller mieux. On a le temps de vous rendre fonctionnel‧le.

« Vous êtes trop jeune pour vivre comme ça ! » devenait le refrain de mes médecins pétris de bonnes intentions. « Quel dommage ! Nous pouvons vous remettre au travail ! Vous devriez pouvoir vivre pleinement votre vie ! » Et c’est ainsi qu’était perpétué l’éternel récit sur la santé et la mort : la maladie est quelque chose qui arrive tard dans la vie, juste avant la fin. Ils faisaient comme si je subissais un désagrément. Comme si je ne vivais pas ma vie quoi qu’il en soit. Ils ne comprenaient pas que cette expérience m’avait à la fois dépouillée et éclairée, et qu’il m’était tout simplement impossible de continuer à vivre comme avant. Il n’y avait pas de possible « retour à la normale ».

Ils me demandaient souvent ce que je faisais avant de tomber malade. Comme si cela était vraiment moi, et ceci juste un bref moment d’inconfort. En fait, l’essentiel des discussions dans les cabinets médicaux portent sur la douleur ou l’inconfort. Ce sont des questions importantes. Proust a écrit : « La maladie est le plus écouté des médecins : à la bonté, au savoir on ne fait que promettre ; on obéit à la souffrance. »

Au fur et à mesure que ma vie a été dominée par la sensation de douleur, il m’est devenu impossible de penser à autre chose qu’à celle-ci. Mais la douleur représente seulement une partie de l’histoire du corps, un symptôme d’un problème sous-jacent, qu’il s’agisse d’une blessure ou d’un problème systémique. La douleur, c’est le corps qui vous interpelle. Je voulais être à nouveau en bonne santé, pas simplement vivre sans la douleur. Je voulais une pratique médicale qui s’intéresse à la véritable santé du corps.

C’est précisément pour cette raison que j’ai résisté au fait de prendre du Humira. Mon médecin m’expliquait que pour éliminer la douleur et l’inflammation, il fallait freiner mon système immunitaire trop actif. Cela l’empêcherait de s’attaquer à mes articulations et à mes intestins, me libérant ainsi de la douleur. Mais cela ne prenait pas en compte le problème sous-jacent : le fait que mon système immunitaire est désorienté. Faire disparaître mon système immunitaire sonnait comme une mauvaise idée, une idée incomplète.

La plupart de mes proches me poussaient à prendre ce qui était proposé. Même les personnes que j’avais identifiées – ou qui se considéraient elles-mêmes – comme radicales ou de gauche étaient étrangement peu méfiantes à l’égard du complexe biomédical industriel : un contrôle rigoureux devait être exercé sur tous les autres complexes industriels, mais pour ce qui est de la santé et du corps, c’est comme si la médecine était neutre et dépolitisée.

Je me retrouvais à l’hôpital, où mon corps était totalement compartimenté – traité non pas comme un organisme vivant, mais comme un ensemble de symptômes étrangers les uns aux autres. Ce que j’ai réalisé au cours de ces visites, et à travers mon aversion croissante pour les interventions biomédicales (même si elles me maintenaient en vie), c’est une résistance à un présent cyborgien. Je vivais un cauchemar futuriste : je regardais mon corps changer et je n’avais aucun contrôle ; je passais des IRM avec une bande-son postindustrielle ; je subissais une transfusion et je sentais un litre du sang froid de quelqu’un d’autre dans mes veines ; totalement assommée par l’anesthésie, je subissais une coloscopie, avec une caméra à fibre optique dans le cul et les intestins. J’ai demandé à avoir une copie de la vidéo, requête qu’ils n’ont pas prise au sérieux, ni trouvée amusante.

Je ne suis pas néo-luddite. Je suis entièrement redevable à la science et à la technologie modernes qui m’ont permis de rester en vie et de ne pas trop souffrir. Je crois en la spécificité des différents cas. Parfois, le traitement biomédical est inévitable et parfois il ne l’est pas, mais je trouve problématiques les expressions autour la pureté du corps. Nos corps ne sont pas des entités isolées. Ils sont constamment en interaction avec les organismes et les substances présents dans notre environnement. La modification et l’augmentation du corps est une pratique humaine ancienne. Nous avons toujours été des cyborgs.

Intellectuellement, je souscris à l’idée d’être un cyborg, mais lorsque ma santé s’est détériorée, je me suis opposée à cette nouvelle identification. Confrontée au sentiment d’être de moins en moins humaine, je me suis accrochée à une idée particulière de l’humanité qui est niée à travers les pratiques médicales actuelles. Mes symptômes m’ont également fait me sentir humaine, d’une manière particulièrement désagréable.

Le principal symptôme de la maladie de Crohn, et aussi le plus facilement identifiable, est la diarrhée. Lors des pires poussées de maladie, je chiais plus de trente fois par jour. J’ai sacrifié des journées entières à chier de manière incessante. J’étais obligée d’avoir des relations plus intimes avec mon corps – des relations qui mettaient en évidence mon manque de contrôle, donc mon manque de civilité, et finalement la réalité radicale de mon corps. Rien n’a fait aussi mal à mon ego d’adulte que voir des gens que je ne connais pas (les infirmier‧xes) ou que je connais bien (mon père) venir récupérer mon pot de chambre et me torcher le cul.

Je suis loin d’être la première personne à aborder la merde comme une chose sérieuse. La chercheuse Cindy LaCom décrit les fondements théoriques de notre attitude négative à l’égard de la merde dans « Filthy Bodies, Porous Boundaries: The Politics of Shit in Disability Studies » [Corps sales, frontières poreuses : la politique de la merde dans les études sur le handicap] : Lacan a avancé que la seule chose qui distingue les humains des animaux est que nous avons honte de notre merde. Dans Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva écrit : « L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. » La merde nous rappelle que nous chions, que nous sommes en partie un processus biologique, et pas seulement des relations sociales. Bataille avait vu le potentiel libérateur des excréments humains et de toutes les substances abjectes que l’homme expulse pour vivre.

Pendant les manifestations « No Wash » des années 1970 et 1980, des prisonniers politiques de l’IRA en Irlande du Nord ont mis en pratique cette idée en refusant de se laver. Ils ont chié, pissé et vomi partout dans leurs cellules. Les femmes ont cessé d’utiliser des protections menstruelles. Ils ont cessé de se conformer à l’ordre social et de conduire leur corps comme attendu.

Nous poliçons nos propres corps de diverses manières au nom d’un ordre social plus large, auquel seuls les corps propres et aseptisés sont autorisés à participer. Il y a beaucoup de choses que je ne pouvais pas faire quand j’étais malade. Pendant une année entière, je n’ai couché avec personne. Il y avait quelques problèmes techniques, mais cela ne veut pas dire que je n’en avais pas envie. J’avais la vigueur de quelqu’un qui se trouve sur son lit de mort, mais au-delà de ça, désirer alors qu’on est malade est un faux pas. Mes médecins voulaient absolument que je reprenne le travail, mais ils n’ont jamais parlé de certaines activités humaines. La sexualité est un droit pour les gens considérés comme « sains » dans notre culture. Un rapide survol de la culture populaire contemporaine montre qu’à part les plus valides (blancs, hétérosexuels, cisgenres et ayant les moyens), il est considéré répugnant et « contre-nature » pour les malades, les handicapés ou les personnes âgées d’avoir une vie sexuelle ou d’en parler ouvertement.

Le corps abject mis à part, il est difficile de penser le corps en général dans le cadre du culte actuel voué à la santé. Descartes parle du corps en termes mécaniques. Sontag utilise la métaphore du corps « en tant qu’usine, image du fonctionnement du corps sous le signe de la santé ». Que se passe-t-il lorsque nos corps « se révoltent » et que les usines cessent de fonctionner aussi bien ? Peut-être essaient-ils de nous dire quelque chose sur leurs conditions de travail.

Nous en sommes à un stade où la mécanisation très efficace du corps de l’ouvrier d’usine sous le capitalisme a fait place à la virtualisation de notre travail sur Internet (et par l’extraction de valeur de notre travail dans d’autres sphères).

L’avènement du smartphone a volé le temps de loisir des personnes valides qui travaillent. Selon le Critical Art Ensemble, un collectif critique des médias, les personnes possédant un smartphone sont des cyborgs accessibles à tout moment en tant que postes de travail autonomes 24 heures sur 24. Nous sommes passés d’un système basé sur la production et la consommation de biens à un capitalisme financier mystique. Le caractère de plus en plus virtuel du travail, qui n’est pas sans rappeler la manière dont on administre les technologies biomédicales, est censé rendre la vie plus commode. La technologie est censée répondre à l’idéal d’une vie plus facile. Et pourtant, alors que le corps physique a été considéré par le capitalisme avancé comme un outil obsolète et dépassé, le corps existe toujours. Il continue à défaillir sous le régime capitaliste et est pathologisé sous la forme de maladies. Le corps est un désagrément parmi d’autres qui doit faire l’objet d’améliorations et d’optimisations.

Alors que notre société se considère comme se rapprochant de la rationalité pure, nos corps sont soumis à l’utilitarisme. Dans Flesh Machine [Machine chair], le Critical Art Ensemble écrit : « [Le corps] sera fabriqué pour fonctionner de manière instrumentale, répondant mieux aux impératifs du pancapitalisme… la perfection physique sera définie par une habileté individuelle à se séparer d’une motivation non rationnelle et des désirs émergents, accroissant ainsi sa dévotion potentielle à la gamme de services politico-économiques. » Le capitalisme objectifie le corps. Il le considère comme une ressource exploitable et tente de le rendre indestructible et inarrêtable grâce à la technologie. Rien n’est sacré, tout est permis au service du capital. Aux États-Unis, il n’y a aucune limitation en matière de temps de travail et les employeurs ne sont pas tenus d’accorder de congés maladies à leurs employés. Les faiblesses et les limites naturelles de l’organisme sont ignorées. Bien que j’hésite à adopter une approche évolutionniste, nos corps n’ont pas changé pendant des centaines de milliers d’années. Ce que nous en faisons est radicalement différent de ce qui se passait à nos humbles origines. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de savoir si ces pratiques axées sur la technologie nous conduisent vers plus d’autonomie ou plus d’asservissement.

La santé et le bien-être deviennent un outil idéologique déployé pour normaliser le corps selon les intérêts de la production capitaliste. Cela est rendu d’autant plus efficace et délicat que le bien-être est un désir naturel du patient et qu’il peut être administré par le patient lui-même. Le paradoxe, c’est que plus que tout autre chose, je veux me sentir mieux.

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J’ai été malade et sans emploi pendant ce qui me paraît être une longue période. Avant de tomber malade, j’étais assez travailleuse. À l’université, j’organisais des événements culturels et des conférences, je montais des clubs, je négociais avec la direction de l’école, je prenais cinq à six cours par semestre. Je faisais souvent plus que ce que l’on attendait de moi et je me dispersais. J’ai basculé d’une vie incroyablement productive à une vie où je passais le plus clair de mon temps soit dans un lit à me rétablir soit à vomir dans les toilettes. Je souffrais de fatigue chronique ; m’habiller le matin me demandait un effort gargantuesque. Et certains jours, tenir un livre ou me nourrir m’épuisait. Comme on pouvait s’y attendre, j’ai développé un sentiment de culpabilité face à mon incapacité à être un membre productif de la société, considérant mon handicap comme de la paresse et voyant les limites naturelles de mon corps comme un échec personnel. J’étais impatienxe de reprendre le travail. J’ai encore parfois ces sentiments d’anxiété, mais ils se sont en grande partie atténués. Après la quatrième poussée de maladie, j’ai abandonné l’idée d’avoir un emploi pendant un certain temps, j’ai accepté que ce n’était pas une option viable pour moi. Le rythme de ma vie s’est ralenti. J’ai cessé de faire plusieurs choses à la fois. Je suis devenue plus indulgente avec moi-même. J’ai réalisé qu’il n’y avait rien qui clochait chez moi.

Un groupe militant allemand appelé le Collectif socialiste des patients (Sozialistisches Patientenkolletiv ou SPK) s’est intéressé au désir intériorisé de travailler en inscrivant la relation entre patients et médecins dans un cadre marxiste. Pour le SPK, tout le monde est malade sous le capitalisme. Chez certains, c’est le corps qui leur fait prendre conscience de cela. Le SPK a été créé en 1970 et a existé pendant environ un an. Avant sa dissolution, les membres du SPK avaient réussi à faire passer des messages percutants. Leur slogan était « Faire de la maladie une arme. » Ils ont également écrit : « La maladie est condition et résultat des rapports de production capitalistes. » Pour une perpétuelle patiente comme moi, cette rhétorique est réconfortante. Les personnes souffrant de maladies chroniques sont souvent considérées comme des victimes du destin ou de la génétique. Il est rare que notre condition soit politisée ou que nous soyons autorisés à relier nos expériences personnelles à des réalités sociales ou culturelles plus larges. Pour les médecins, nos maladies sont des faits empiriques et pas grand-chose d’autre.

Pour reprendre la logique du SPK, être malade apparaît comme une résistance de fait à l’ordre social établi, à la production capitaliste et par conséquent à l’engendrement de relations matérielles entre les êtres humains. La maladie appelle le chômage et le chômage est une maladie sociale. Lorsque nous sommes malades, nous opposons une résistance involontaire à un système économique qui privilégie l’efficacité plutôt que la résilience.

La maladie est bien évidemment antérieure au capitalisme, mais les déficiences physiques qui rendent invivable la dépendance à la condition salariale n’ont pas toujours été invalidantes. Le modèle social du handicap maintient une distinction claire entre invalidité et déficience. Une déficience est une maladie, une blessure ou une affection congénitale qui entraîne une perte de capacité ou une capacité partielle de fonctionnement. Le handicap, en revanche, désigne la relation particulière d’une personne avec son environnement. Le handicap est le reflet des barrières qui empêchent les personnes atteintes de déficiences de participer à la société. Par exemple, lorsque j’ai des difficultés à marcher, il s’agit d’une déficience physique. Je ne suis pas handicapée par ma déficience physique, mais par le fait que de nombreux bâtiments ne disposent pas de rampes ou d’ascenseurs. Le capitalisme est un système économique qui évalue les corps en termes de force de travail, désignant certains corps comme utiles et d’autres non. La déficience physique ou mentale comme justification de l’exclusion de la vie sociale ou économique se trouve sans cesse renforcée dans ce système.

À quoi ressemble donc cette résistance par la maladie ? Parfois, cela ressemble au loisir. Ah oui, le loisir : le temps dont nous disposons quand nous ne sommes pas au travail, le temps qui nous appartient. Aux yeux des situationnistes, le loisir est une astuce cruelle : c’est notre précieux temps qui nous est revendu comme une marchandise. Mes nombreuses hospitalisations ont toujours été suivies d’une période de convalescence. La convalescence est une activité bourgeoise tout comme les loisirs. Sontag écrit : « Les romantiques justifièrent les loisirs au nom de l’invalidité qui leur servit de prétexte à rejeter les contraintes de l’ordre bourgeois et ne plus vivre que pour leur art. C’était une façon de se retirer du monde sans avoir à prendre la responsabilité de cette décision. » J’ai parfois été reconnaissante de pouvoir prendre un peu de recul par rapport à mes propres exigences. Je me voyais comme une frêle femme du XIXsiècle se reposant dans un sanatorium en Suisse. J’ai pu me rétablir pour de nombreuses raisons, notamment parce que je vivais à la maison et que ma mère me soutenait financièrement. Et grâce à l’Affordable Care Act, je suis couverte par son régime d’assurance pendant encore six mois.

Je suis privilégiée. Je vis dans un pays où j’ai accès à des soins médicaux, même si ceux-ci sont très coûteux. Lorsque j’ai été hospitalisée pour la première fois aux États-Unis, je suis restée cinq jours et je suis repartie avec une facture de 52 000 dollars, dont la majeure partie était couverte par mon assurance. En France, j’ai été hospitalisée pendant trois semaines et je suis repartie avec seulement une facture pour la télévision dans ma chambre d’hôpital. En France, tout le monde bénéficie d’une couverture minimale, mais en tant que personne à faibles revenus, j’ai pu bénéficier d’une couverture à 100 %.

Je souffre d’une maladie qui n’est pas stigmatisée ou associée à un comportement dit déviant ou immoral, contrairement aux personnes atteintes du VIH ou de l’hépatite. J’ai le droit d’être une victime et personne ne considère que j’ai eu ce que je méritais. Pendant que j’étais malade, mon temps n’était pas économiquement exploitable au sens marxiste du terme. Je ne pouvais pas fournir de force de travail. Que se passe-t-il lorsque le temps n’est pas de l’argent ? J’ai passé une année entière allongée dans un lit à ne rien produire ; je m’ennuyais énormément. L’essentiel de mon temps était consacré à ma convalescence, à prendre soin de ma personne. Pour justifier mon chômage, je pensais encore en termes de temps capitaliste, et je disais aux gens que prendre soin de moi était un « travail à plein-temps ». Quand je n’étais pas en train de consulter un spécialiste, de suivre des examens médicaux ou en rééducation, je passais le plus clair de mon temps sur Internet, probablement avec autant d’ennui que vous au travail. Pour beaucoup de malades chroniques et de personnes handicapées, l’Internet est un espace social inestimable. Clouée au lit, c’est devenu ma vie. Les nerds vivent des vies virtuelles depuis l’avènement du monde virtuel, mais pour ceux d’entre nous dont le corps physique peut apparaître comme un fardeau ou une prison ontologique, l’Internet représente une sorte d’utopie.

Personne ne savait que j’étais malade. Mon compte Facebook affichait une version valide de moi-même, inchangée pendant de nombreux mois. Sur le Net, mon moi sain était figé dans des poses d’exubérance juvénile, courant les rues de Paris, trinquant et dînant. En réalité, j’étais immobilisée dans le deux-pièces de ma mère à Philadelphie, parfois en fauteuil roulant, ou ayant besoin d’aide pour des activités de base comme me brosser les dents ou tenir un verre d’eau. Jusqu’aujourd’hui, je n’ai que très peu d’images de cette période de ma vie. Cela a été un grand jour pour moi lorsqu’une amie a décidé de poster une photo de moi utilisant ma canne.

Au fil des mois, ma condition s’est stabilisée. J’ai commencé à contrecœur à prendre du Humira, le médicament que j’avais refusé pendant plus d’un an. Je disais à mes médecins que je voulais essayer de guérir de façon holistique. Ils avaient accepté avec scepticisme de me suivre lorsque j’avais arrêté de prendre les stéroïdes qui m’avaient permis de sortir de la précédente poussée de maladie. Mon gastro-entérologue me disait que je ne tiendrais pas une semaine sans mes médicaments. J’ai alors adopté un régime à base d’aliments crus, fait régulièrement de l’exercice, beaucoup dormi, médité quotidiennement, fait de l’acupuncture et suivi une psychothérapie. Je n’ai pris aucun cachet, à l’exception de quelques vitamines pour lesquelles j’avais des carences, et j’ai tenu deux mois, à la grande surprise de mes médecins. Puis tout a recommencé à se dégrader.

Je suis restée dans ce cycle fait de périodes à voir ma santé se détériorer rapidement, suivies de longs mois de rétablissement. Dès que je me sentais bien, une nouvelle poussée commençait et le cycle se répétait. Après la dernière cure de stéroïdes, j’ai décidé de prendre du Humira pour avoir plus de stabilité. Je cherchais désespérément à me soulager. Il est trop tôt pour le dire, mais je pense que cela rend le quotidien plus facile à gérer. J’essaie d’accepter cela comme l’étape que je devais suivre, tout en espérant avoir une option moins préjudiciable à l’avenir.

Je reste très méfiante à l’égard du complexe biomédical industriel. Ces dernières années, je me suis retrouvée complètement et inextricablement liée à ce monde d’une manière que je ne souhaitais pas. Je voudrais trouver une alternative et je reste convaincue qu’un jour, je n’aurai plus besoin de ces médicaments pour vivre. Cependant, je suis pour l’instant totalement dépendante du Humira pour fonctionner. Il est difficile de concevoir une résistance à quelque chose dont j’ai actuellement besoin. La lutte consiste aujourd’hui à ne pas céder aux extrêmes idéologiques sur le plan mental ou physique. J’ai tendance à penser que c’est tout ou rien pour ma santé. Si je me bourre de médicaments toxiques, je peux manger des cochonneries à longueur de journée, ne pas faire d’exercice, dormir peu, recommencer à fumer et à boire. Sans médicaments, je dois avoir une alimentation saine, faire de l’exercice quotidiennement et dormir au moins huit heures par nuit. Certainement pas de drogues ou d’alcool. Pour l’instant, j’essaie de trouver un juste équilibre, ce qui signifie prendre mes médicaments avec précaution, prendre soin de moi et m’autoriser quelques vices avec modération.

J’ai quitté le domicile de ma mère et je vis maintenant à New York depuis un mois. Je suis à la recherche d’un travail et d’un appartement, tout comme les 250 000 personnes qui viennent s’installer ici chaque année. La vie peut être très stressante pour tous ceux qui se bousculent dans cette métropole. De mon côté, j’essaie de rester calme et de ne pas m’inquiéter du trou de deux ans dans mon CV. J’ai connu des choses bien pires.

À l’université, j’avais l’habitude de travailler autant que mon corps le permettait, en avalant quantité d’amphétamines pour en faire le plus possible. Cela ne m’est plus possible. J’ai toujours du mal à tenir les délais, mais je refuse de les respecter au détriment de mon corps. Mon corps a considérablement vieilli. J’ai besoin de ces huit heures de sommeil. J’ai besoin de nutriments.

Lorsque j’ai commencé à sortir avec maon partenaire actuel, iel m’a demandé : « Qu’est-ce que tu veux vraiment ? »

Je lui ai répondu : « Être heureuse et en bonne santé. »

« Ça, c’est ce que veulent les personnes âgées. »

J’ai dit : « J’ai vécu certaines choses que vivent les personnes âgées. » Mon expérience m’a fait m’investir moins sur la notion de succès et plus sur celle de bonheur.

Au risque de paraître condescendante et ringarde, je dirais que je me sens à la fois larguée et hors-jeu. Je n’ai aucune idée de ce que c’est que de travailler à plein-temps, au même endroit, pendant plus d’un an. J’ai 25 ans, donc ne pas avoir cette expérience me donne le sentiment d’être dépassée. Pourtant, parfois, les préoccupations de mes collègues au bureau semblent aussi absurdes que dans la bande dessinée Dilbert. Contrairement à mes amis surbookés, j’apprends à dire « non » et je refuse de me laisser submerger.

Comme nous associons la maladie à la vieillesse, il n’est pas surprenant que nous considérions les personnes âgées comme le résidu ultime de notre système capitaliste. Il suffit de voir comment nous les traitons. Je n’ai pas encore la sagesse d’une personne âgée. Malgré ma méfiance à l’égard des préconisations capitalistes de mes médecins, j’ai envie de normalité. Je suis impatiente de retourner au travail. J’en suis à un stade de ma vie où j’essaie de voir si je suis capable de gagner ma vie par moi-même ou si je dois prendre mon droit à la sécurité sociale plus au sérieux. Face à toutes ces incertitudes, tout ce que je peux faire, c’est essayer de me défendre moi-même et de rester informée sur le plan médical.

Les médicaments que j’ai pu prendre ont rendu mes cheveux et mes os plus fragiles. J’ai encore des problèmes pour monter et descendre les escaliers. Je suis toujours épuisée. On m’a diagnostiqué une troisième maladie auto-immune, la maladie de Basedow. Maintenant, je consulte trois spécialistes différents. Je sais qu’il se peut que je passe le reste de ma vie à atténuer des effets secondaires. Mais il y a déjà eu des améliorations : j’ai repris du poids. Je ne chie qu’une ou deux fois par jour. Je peux marcher pendant plus de deux minutes sans avoir mal. J’apprends à composer avec cette maladie, à anticiper les poussées avant qu’elles ne deviennent incontrôlables. J’essaie de rester dans le présent. La prochaine poussée peut survenir dans six jours, six semaines, six mois, six ans – ou jamais. Cette existence exige d’être ouverte au flux et au reflux des choses, consciente que tout change, pour le meilleur ou pour le pire.


Références bibliographiques :

Critical Art Ensemble, Flesh Machine: Cyborgs, Designer Babies and New Eugenic Consciousness (Autonomedia and Critical Art Ensemble, Brooklyn, NY, 1998) ; disponible en ligne : http://www.critical-art.net/books/flesh/. Traduit par Sandra Bébié-Valérian / ART-ACT (2005), disponible en ligne : https://fr.calameo.com/read/001170350cdec493bbad1.

Donna Jackson Nakazawa, The Autoimmune Epidemic: Bodies Gone Haywire in a World Out of Balance—and the Cutting Edge Science that Promises Hope (Touchstone / Simon & Schuster, New York, NY, 2008).

Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection (Seuil, Paris, 1980).

Cindy LaCom, « Filthy Bodies, Porous Boundaries: The Politics of Shit in Disability Studies », in Disability Studies Quarterly, Winter/Spring 2007, vol. 27, no 1–2 ; disponible en ligne : https://dsq-sds.org/article/view/11/11.

Sozialistisches Patientenkolletiv (SPK), Faire de la maladie une arme, Guy Leverve et Luc Weibel (trad.) (Éditions Champ libre, Paris, 1973) ; également disponible en ligne en trois parties : http://www.spkpfh.de/index_francais.html.

Susan Sontag, La Maladie comme métaphore / Le Sida et ses métaphores : Œuvres complètes III, Marie-France de Paloméra et Brice Matthieussent (trad.) (Christian Bourgois éditeur, Paris, 2009).

Virginia Woolf, De la maladie, Élise Argaud (préf. et trad.) (Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018).




Traduit par Cyril Le Roy


Cette traduction a été réalisée dans le cadre de l’exposition collective « Anticorps » conçue par l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo (Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Cédric Fauq, Yoann Gourmel, Vittoria Matarrese, François Piron, Hugo Vitrani) en 2020.