Neuroqueer : une introduction

J’ai d’abord écrit et publié ce texte au printemps 2015. Voici une version actualisée, légèrement revue et développée durant l’été 2021. 

Si vous êtes un‧e universitaire à la recherche de contenu de référence sur la théorie neuroqueer et le sens du terme neuroqueer, veuillez noter qu’il s’agit ici d’une courte introduction pour les non-initié‧es. Je donne une explication davantage élaborée de la théorie neuroqueer dans mon essai bien plus long “A Horizon of Possibility: Some Notes on Neuroqueer Theory” [Un horizon de possibilités : quelques notes sur la Théorie Neuroqueer], qui apparaît dans mon livre Neuroqueer Heresies. C’est la source essentielle si vous écrivez toute sorte de travail académique sur le sujet. 

Quand vous citez mon travail, veuillez vous rappeler que j’utilise le pronom elle. 


J’ai proposé le terme neuroqueer dans un texte que j’ai écrit pour un de mes cours à l’université durant le printemps 2008. Dans les années qui ont suivies, j’ai continué à expérimenter avec ce terme dans d’autres travaux universitaires, dans des conversations privées, et, plus globalement, dans le développement de ma pensée et de mes pratiques. Ce concept de neuroqueer, ou de neuroqueeriser (je l’ai toujours vu en premier comme un verbe et ensuite comme un adjectif), a progressivement influencé ma pensée, mon rapport au corps et à la vie.

Quand j’ai commencé à publier certains de mes écrits sur la neurodiversité en 2012, je n’étais pas prête à rendre le terme neuroqueer public. Je voulais plus de temps pour le laisser mijoter, réfléchir et m’imprégner de ses nuances et de ses implications. Tôt dans l’année 2014 pourtant, je l’ai mentionné dans un petit groupe Facebook privé pour bloggeur‧euses autistes, et j’ai découvert que mon amie et collègue Athena Lynn Michaels-Dillon avait elle aussi pensé à ce terme de son côté et commencé à jouer avec, le laissant mijoter elle aussi, et pensait même à l’inclure dans une publication. Un‧e autre ami‧e et collègue, Remi Yergeau, qui faisait aussi partie de cette discussion, a révélé que malgré le fait que le terme neuroqueer était nouveau pour ellui, iel avait pensé à quelque chose d’assez similaire et compatible en jouant avec le concept de “queerness neurologique”. 

Nous sommes touxtes les trois sorti‧es de cette conversation – Athena, Remi et moi même – fraîchement inspiré‧es pour introduire ce terme et l’ensemble des notions et pratiques qu’il décrit, dans nos travaux, dans nos communautés et plus largement. Athena et moi, ainsi que notre ami‧e B. Martin Allen et d’autres, avons fondé la maison d’édition indépendante et autogérée Autonomous Press, et sa collection NeuroQueer Books, dans l’intention de publier des livres ayant des approches neuroqueer (dont l’anthologie annuelle de littérature multi-genre neuroqueer Spoon Knife).

Pendant ce temps, d’autres membres de ce petit groupe Facebook qui étaient impliqué‧es dans cette discussion au cours de laquelle Athena, Remi et moi-même avons découvert que nous jouions touxtes avec le même concept, sont devenu‧es si enthousiastes à propos de ce nouveau terme qu’iels sont immédiatement allé‧es le disséminer sur les réseaux sociaux. Le mot s’est répandu comme une traînée de poudre, bien plus vite que ses créateurices l’auraient imaginé et bien trop vite pour pouvoir en suivre la trace. Très vite, il était partout dans le monde virtuel queer et neurodivergent mais aussi dans des textes universitaires et des conférences tenues par des personnes dont nous n’avions jamais entendu parler. 

(La veille de la rédaction de cet article, j’ai donné un nouveau cours sur la neurodiversité au California Institute of Integral Studies. Je présentais à mes étudianxes le lexique de la neurodiversité, tel que neurodivergent ou neurotypique, lorsqu’une jeune personne m’a demandé avec enthousiasme “avez-vous déjà entendu parlé du terme neuroqueer ?”) 

Cela me faisait plaisir de le voir se diffuser ainsi. Il y a une joie bien spécifique lorsqu’on apporte quelque chose de nouveau dans ce monde et qu’on la voit devenir important pour beaucoup de genstes que l’on n’a pas encore rencontré‧es. D’un autre côté, ce mot a presque instantanément été réapproprié par des personnes qui en avaient une compréhension beaucoup plus étroite et simpliste que les personnes qui l’avaient défini. J’ai constaté beaucoup d’interprétations du terme  neuroqueer et des tentatives de définitions de la part de personnes qui ont adopté ce terme mais parfois ces interprétations passent tellement à côté de l’essentiel  que c’en est désespérant. Certaines interprétations sont un peu plus correctes mais toujours réductrices et je me retrouve à répondre « Oui…en effet… je suppose que c’est en partie ce qu’on essayait de dire… ».

Alors, du coup, où est-ce que nous voulions en venir ? Que veut dire neuroqueer (ou la neuroqueerness, ou neuroqueering) ?

Je dois tout d’abord reconnaître que, en un sens, n’importe quel effort pour établir une définition de neuroqueer “faisant autorité” est plus ou moins voué à l’échec et au ridicule, simplement parce que les types de personnes qui s’identifient comme neuroqueer et s’engagent dans des pratiques neuroqueer sont généralement de celles qui se réjouissent de subvertir les définitions, les concepts et l’autorité.

Ceci dit, la définition en huit points ci-dessous est ce qui peut se rapprocher le plus d’une définition « faisant autorité » (ou, du moins, autorisé‧e par l’auteurix). Je l’ai rédigée sous le regard et avec l’aide des autres créateurices du concept – il s’agit donc de la seule définition qui existe et dont la totalité des créateurix ont convenu qu’elle était non seulement exacte, mais aussi qu’elle englobait toutes les pratiques et toutes les manières d’être que chacun‧es de nous trois avait l’intention de mettre à l’intérieur de ce mot.

Au départ, j’avais conçu le terme neuroqueer comme un verbe : neuroqueering. C’est-à-dire la pratique de queerer (subvertir, défier, déranger et se libérer de) simultanément la neuronormativité et l’hétéronormativité. C’était une extension de la manière dont queer est utilisé comme verbe dans la Théorie Queer ; j’élargissais ainsi la conceptualisation de la Théorie Queer pour englober le fait de queerer les normes neurocognitives aussi bien que les normes de genre – ce faisant, j’examinais comment la neuronormativité et l’hétéronormativité imposées socialement étaient imbriquées l’une dans l’autre, et donc comment le fait de queerer l’une ou l’autre de ces deux formes de normativité allait provoquer le queering de l’autre.

Neuroqueer était d’abord un verbe, puis à l’instar de sa racine queer, un adjectif. Même dans cette première publication en 2008, je l’ai utilisé à la fois comme verbe et adjectif. Comme verbe, il se réfère à une vaste diversité de pratiques liées les unes aux autres. Comme adjectif, il décrit des choses qui sont associées à ces pratiques ou à leurs effets : la théorie neuroqueer, les perspectives neuroqueers, l’incarnation neuroqueer, les narrations neuroqueer, la littérature neuroqueer, l’art neuroqueer, la culture neuroqueer, les espaces neuroqueers.

Et comme pour queer, la forme adjectivale neuroqueer peut aussi servir comme un marqueur d’identité sociale. On peut neuroqueerer et on peut être neuroqueer. Une personne neuroqueer est une personne dont l’identité, l’agentivité, la performativité de genre, et/ou la neurocognitivité ont d’une certaine manière été façonnées par ses engagements dans des pratiques neuroqueers, qu’importe le genre, l’orientation sexuelle, ou le fonctionnement neurocognitifs avec lesquels cette personne est née.

Ou, pour le dire de manière plus concise (mais peut-être plus confuse): on est neuroqueer si on neuroqueer.

Que signifie donc neuroqueer, en tant que verbe ? Quelles sont ces différentes pratiques qui apparaissent dans la définition du mot neuroqueering ?

  1. 1. Être à la fois queer et neurodivergent‧e, avec une certaine conscience et/ou un engagement dans une recherche sur la manière dont ces deux aspects de l’être s’entremêlent et interagissent (ou sont, peut-être, constitutifs et inséparables).

2. Incarner et exprimer sa neurodivergence d’une façon qui queer la performance du genre, de la sexualité, de l’ethnicité, et/ou d’un autre aspect de l’identité.

3. S’engager dans des pratiques qui visent à défaire et subvertir son propre conditionnement culturel et ses habitudes ancrées dans les performances neuronormatives et hétéronormatives, dans le but de retrouver sa capacité individuelle à donner une expression plus complète à ses potentiels et ses penchants les plus weird.

4. S’engager dans le queering de ses propres processus neurocognitifs (ainsi que les incarnations et les expressions de ces processus) en les modifiant afin d’accroître significativement sa divergence face aux normes culturelles dominantes de la neuronormativité et de l’hétéronormativité.

5. Aborder, incarner, et/ou vivre sa neurodivergence comme une forme de queerness (par ex., d’une manière qui est inspirée ou alors similaire aux façons dont la queerness est comprises et appréhendée dans la théorie queer, les études de genre et/ou les activismes queers). 

6. Produire de la littérature, des œuvres d’art, des travaux académiques, et/ou n’importe quel objet culturel qui met au premier plan les expériences, perspectives et voix neuroqueer. 

7. Produire des réponses critiques à la littérature et/ou tout autre objet culturel, en se concentrant sur les caractéristiques intentionnelles et inintentionnelles de la neuroqueerness et comment elles éclairent, et/ou sont éclairées par, les vies et expériences neuroqueers réelles. 

8. Œuvrer à la transformation de l’environnement culturel et social afin de créer des espaces et des communautés – et à terme une société – où l’engagement dans toutes les pratiques citées précédemment est permis, accepté, soutenu et encouragé.

Et donc voilà, cette définition, de la part de celleux qui ont créé le terme. Elle ne constitue pas, encore une fois, un “dernier mot” faisant autorité sur le sujet, car ce serait une chose stupide à tenter. J’espère plutôt qu’elle sera considérée comme un “premier mot” – une “définition de travail” à partir de laquelle découlerons théories, pratiques et jeux

Happy Neuroqueering !


Nick Walker est une chercheuse autiste états-unienne qui enseigne la psychologie au California Institute of Integrative Studies. Elle fait partie de la maison d’édition autogérée Autonomous Press et son texte Jetons les outils du maître : nous libérer du paradigme de la pathologie a été traduit et est disponible à cette adresse : https://web.archive.org/web/20230321225548/https://www.zinzinzine.net/nous-liberer-du-paradigme-de-la-pathologie.html


Cette traduction a été réalisée collectivement au printemps 2024 par trois collectives : dansmalangue, les Handi.es Tordu.es et CrashRoom. Crash Room est une plateforme de traduction consacrée au handicap, à la neurodiversité ainsi qu’un site internet d’expérimentation de l’accessibilité numérique; les Handi‧es Tordu‧es qui est une collective d’artistes, auteur‧ices et militant‧es handiqueer et dansmalangue est une collective de traduction dédiée à l’étude et à la circulation de textes queers et transféministes et doit son nom à l’artiste-activiste pour la neurodiversité Mel Baggs et à sa vidéo-manifeste In My Language.

Corrections : Nemo Furvent