Le droit de ne pas travailler
Sur le pouvoir & le handicap

J’ai un aveu à vous faire : je ne travaille pas. Je suis bénéficiaire du SSI1. Ma valeur-travail est très faible (voire nulle) et je suis un gouffre financier pour le système de protection sociale de notre pays. J’ai un autre aveu à vous faire : je ne vois rien de mal à ça, et pour être honnête, je suis très heureuse de ne pas travailler. À la place, je consacre l’essentiel de mon temps à l’activité la plus enrichissante et la plus précieuse pour moi, c’est-à-dire la peinture.

La première chose que me demandent les gens quand je dis que je suis peintre c’est : « Vos toiles, vous les vendez ? Vous pouvez en vivre ? » En fait, je vends bel et bien mes œuvres, mais cela ne couvre pas mes besoins financiers. J’ai horreur de cette question et quelle que soit ma réponse, j’en éprouve de la honte. C’est parce que je la ressens à chaque fois comme un test ; un test visant à évaluer la légitimité de mon mode de vie et de ma passion ; et l’argent en est l’instrument de mesure. S’agit-il vraiment du seul et unique indicateur de valeur ? Mon art et mon mode de vie sont-ils véritablement moins pertinents parce que je ne suis pas indépendante financièrement ?

En raison de mon handicap (arthrogrypose congénitale multiple), je peins en tenant le pinceau dans ma bouche au lieu des mains ; j’utilise un fauteuil roulant électrique pour me déplacer. Quand j’ai commencé à me rendre compte que, du fait de mon handicap, avoir un travail conventionnel allait peut-être s’avérer impossible pour moi, mon avenir financier me préoccupait, mais la question de la valeur de ma vie en tant que citoyenne « non productive » ne m’avait jamais effleurée. Cependant, je pense avoir eu cette chance inhabituelle d’avoir pu être élevée avec la conviction que j’avais ma valeur propre, parce qu’un grand nombre d’handix semblent porter en elleux une profonde « culpabilité de ne pas travailler », même si ielles ont réussi dans d’autres domaines.

C’est devenu plus évident pour moi en septembre dernier, quand j’ai participé à ma première manifestation pour les droits handix. Cet évènement, une marche de deux semaines, de 231 kilomètres, de Philadelphie à Washington DC, était organisé par l’un des principaux groupes du mouvement handix, ADAPT (American Disabled for Attendant Personal-care Today). ADAPT est depuis plus de vingt ans en première ligne pour défendre les droits handix. C’était non seulement la première action à laquelle je prenais part, mais c’était aussi la première fois que j’étais entourée d’autres handicapé‧es. Au début, j’étais très intimidée. Toutefois, quand j’ai surmonté la peur de devoir camper sur des aires de stationnement et de voyager sur l’autoroute avec deux cents personnes dont les difficultés physiques étaient les plus sérieuses que j’avais jamais vues, j’ai décidé de consacrer cette période à des recherches sur les mouvements handix pour entendre les points de vue d’autres handicapé‧xes. Deux aspects m’ont peu à peu fascinée au cours de la marche. Le premier était tout simplement le manque de relais dans la presse de nos démarches (on parlait à peine de nous aux infos nationales et nous étions pratiquement ignoré‧es par les médias de gauche). Le second aspect était plus subtil ; il s’agissait de la culpabilité ressentie, je m’en suis rendu compte, par de nombreux activistes parce qu’ielles ne travaillent pas, et ce même chez les personnes qui n’avaient pas la capacité physique d’avoir ce qu’on pourrait appeler un travail conventionnel.

Avant de faire de l’institutionnalisation son champ d’action principal, ADAPT était en lutte contre les sociétés de transports en commun. ADAPT (à l’origine « American Disabled for Accessible Public Transit ») fut à ses débuts un des projets de l’Atlantis Community2 à Denver, au Colorado, en 1983. Leur objectif était de rendre les transports en commun accessibles aux handicapé‧xes pour permettre aux personnes ayant accédé à une vie autonome 3 de prendre part à la vie de leurs communautés. Pendant sept ans, ADAPT empêcha les bus de circuler, bloqua des rues, et prit part à de nombreuses autres formes de désobéissance civile partout aux États-Unis, manifestant pour le droit d’utiliser les transports en commun. Les actions et manifestations directes et non-violentes d’ADAPT finirent par aboutir, avec la contribution du collectif au vote de la loi « Americans With Disabilities Act » (ADA) en 1990, qui exige des transports en commun accessibles pour les Américain‧es en situation de handicap. À l’évidence, le combat suivant devait porter sur le droit d’accès à un service individualisé d’auxiliaires de vie, pour permettre à un plus grand nombre d’handicapé‧xes de vivre en indépendance dans leurs propres communautés et d’être libres d’utiliser les nouveaux transports.

Et c’était l’objet principal de la manifestation de septembre : les « vies volées » des deux millions (ou presque) d’handicapé‧xes qui sont à l’heure actuelle « entreposé‧xes » en établissements d’hébergement et en centres de moyen séjour pour déficients mentaux [Intermediate Care Facilities for the Mentally Retarded – ICFMR]. Nous étions plus de deux-cents dans nos fauteuils roulants à faire les 284 kilomètres de Liberty Hall jusqu’à Capitol Hill, à manifester pour l’adoption de la loi MiCASSA [Medicaid Community Attendant Services and Supports Act] qui permettrait l’accès aux soins à domicile pour des personnes se trouvant, à l’heure actuelle, coincées en établissements d’hébergement. Les États-Unis d’Amérique comptent plus de 17 000 établissements d’hébergement, dont les deux tiers sont des entreprises à but lucratif. MiCASSA donnerait la possibilité aux gens de décider de la répartition de leur allocation individuelle de santé Medicaid, en tant que contribuables, au lieu de voir ces fonds injectés dans le secteur des établissements d’hébergement, qui représente 70 milliards de $. Pour fournir à une personne les services d’assistance Medicaid, le coût annuel moyen s’élève à 9692 $. Cependant, au niveau national, le coût annuel moyen de séjour pour une personne en établissement d’hébergement est de 40 784 $ et la qualité des services au sein de ces institutions est souvent d’une extrême médiocrité 4. Les violences physiques et sexuelles y sont fréquentes, tout comme la négligence des besoins d’hygiène et de ceux d’ordre psychologique. Même dans le meilleur des cas, les personnes concerné‧es restent privé‧es d’innombrables libertés tenues pour acquises par les personnes qui ne vivent pas dans ces structures — comme le choix de ses heures de repas, de ce qu’on mange et même des personnes à qui l’on veut parler.

Malgré le fait que deux millions de personnes se voient privé‧es du privilège de pouvoir décider de leur lieu et de leur mode de vie, ainsi que du choix de leurs aidant‧xes, le manque de couverture médiatique à propos de notre périple de deux semaines (et l’indifférence généralisée vis-à-vis des questions liées au handicap) n’est pas vraiment un mystère. Les handicapé‧xes sont globalement perçu‧es comme des « citoyen‧nes défavorisé‧es », élément qui n’a donc en soi rien d’une nouveauté. Le handicap est le plus souvent perçu comme une tragédie personnelle isolée qui arrive spontanément, et qui mérite très rarement un regard plus approfondi. Et pour ce qui est de faire les gros titres, n’en parlons pas (à part s’il est possible d’en tirer une histoire touchante). Les handix sont loin de bénéficier des avantages de l’égalité sur le plan social ou économique, mais ce qui importe, c’est qu’ielles sont surtout loin d’être considéré‧es comme un groupe digne d’intérêt, lié par une identité politique. Dans une période où des questions liées à l’égalité raciale, de genre ou d’orientation sexuelle sont au premier plan des approches théoriques sociales et politiques, les handix sont quasi systématiquement mis‧es de côté dans ces discussions. Les handicapé‧es sont perçu‧es avec compassion comme des victimes de la « malchance » qui n’ont qu’à accepter leurs difficultés comme étant leur destin, et non comme un groupe social faisant l’objet d’une discrimination systématique. Les discriminations fondées sur le handicap ne sont pas considérées comme néfastes, ni comme une forme d’injustice particulièrement préoccupante et le handicap disparaît ainsi des radars sociaux.

L’idée du handicap en tant qu’objet de pitié est particulièrement nuisible à notre cause. En tant que personne confrontée à des difficultés physiques, qui apprécie la vie qu’elle mène et le corps qu’elle a, qui en éprouve de la reconnaissance, cette vision de ma situation est insultante et arrogante. Malheureusement, ce point de vue paraît encore dominer et perdurer vis-à-vis des handicapé‧es. C’est indéniable, beaucoup d’avancées importantes ont été accomplies ces trente dernières années, comme les améliorations apportées aux législations concernant le handicap en faveur de l’égalité, grâce au travail mené par les défenseur‧euses des droits civiques. Mais malgré ces remarquables avancées, le handicap reste un problème marginal. Parmi les nombreux mouvements sociaux ayant acquis une visibilité au cours des années soixante et soixante-dix (dont les mouvements en faveur des droits civiques, de la libération des femmes, des droits des personnes homosexuelles et de la protection de l’environnement) les mouvements en faveur des droits handix sont rarement évoqués. Cela peut sembler désinvolte, néanmoins cette ignorance délibérée est peut-être en partie due, tout simplement, à ce seul fait : un handicap, ce n’est pas considéré comme cool ou sexy. Ce manque de « coolitude » n’est pas simple à combattre, étant donné qu’il paraît difficile de voir émerger une tendance où le handicap serait à la mode ; imaginer qu’un fauteuil roulant ou l’incontinence soit la prochaine iconographie marketing, c’est quasiment impossible.

Sunny Taylor, Self-Portrait, 2003


[Description : L’illustration est une peinture de Sunaura Taylor nommée Self-Portrait réalisée en 2003. Il s’agit d’une peinture figurative de format rectangulaire positionnée à la verticale, la largeur étant deux fois plus petite que la hauteur. Elle montre Sunaura Taylor au début de sa vingtaine se tenant debout devant un fond bleu ciel. Elle est de trois quarts ce qui peut nous rappeler les photos utilisées par une administration telle que le corps médical. Il est possible de voir les caractéristiques de l’arthrogrypose : ses bras sont ainsi assez courts et ses mains recourbées. Formellement, la peinture est à la fois réaliste et semble reprendre des codes de la photographie, mais la touche du pinceau est assez large et l’image est ainsi légèrement floue. L’ensemble fait que l’on regarde le corps avec une certaine distanciation.]

Un des phénomènes qui rendent le handicap si difficile à appréhender, c’est qu’il n’y pas de modèle unique : le corps humain peut être confronté à une infinité de handicaps ou presque, et des personnes de tous horizons peuvent devenir handicapé‧es. « Vis-à-vis de la population dans son ensemble, les handicapé‧es sont caractérisé‧es sous l’angle de la différence et non de la normalité : des différences liées aux genres, origines ethniques minoritaires, orientations sexuelles, capacités selon l’âge, croyances religieuses, ressources financières, accès au travail ou autres. À l’évidence, la situation des handicapé‧es ne peut pas être comprise ou, concrètement, être changée, via le recours à n’importe quelle théorie qui serait fondée sur des notions conventionnelles de normalité et sur l’existence d’un socle unique de valeurs culturellement dominantes »5. La seule chose que les personnes handicapé‧xes aient en commun, c’est que leur parole est invalidée politiquement [political disablement], et les similitudes économiques, comportementales et émotionnelles que peuvent générer leurs handicaps. Le handicap, en partie à cause de cette singularité, est peut-être la seule branche du mouvement des droits civiques qui ne peut pas faire l’objet d’une appropriation. Les handicapé‧es sont l’exemple d’un mouvement et d’une identité dont l’image et les potentiels varient à l’infini. C’est cette même variété, cependant, qui rend notre intégration si difficile en entreprise ; quelles modifications devront être faites pour nous, quelles adaptations ou aménagements spécifiques, quel sera le montant des dépenses engagées et quel sera l’impact sur les bénéfices ?

Malgré les avancées, tant pratiques que théoriques, les droits des handix continuent d’être de ceux auxquels on pense en dernier et qui, par conséquent, sont parmi les premiers à être oubliés lors de l’application de restrictions ou « réformes » budgétaires. Le mouvement pour les droits handix n’a pour l’instant pas réussi à persuader la population du caractère valide et essentiel de notre existence au sein de la société. Ce même grand public n’est toujours pas convaincu que notre combat, c’est en fait aussi le sien ; les défenseur‧euses qui soutiennent les handicapé‧es luttent de facto pour les droits des personnes âgées, et un grand nombre de services auxquels ielles exigent l’accès aideront aussi leurs homologues valides, que ce soit indirectement (par exemple, quand un‧e travailleur‧euse est temporairement handicapé‧e ou en permettant l’accès à plus de choix quand ielles prendront inévitablement de l’âge), ou indirectement (ielles seront peut-être plus tranquilles parce qu’un‧e de leurs proches a une vie heureuse chez ellui avec l’assistance d’un‧e aidant‧e). Nous n’avons pas réussi à transmettre notre message ; mais de quel message s’agit-il ? Peut-être que la meilleure façon de l’exprimer, c’est l’idée selon laquelle le handicap est une question politique et non personnelle.

Ce que les théoricien‧es des études sur le handicap indiquent clairement en faisant une distinction subtile, mais importante, entre handicap et impairment 6. L’état dans lequel on se trouve en faisant face à des difficultés mentales et physiques, c’est la situation nommée par les spécialistes par le terme impairment ; cette situation implique de surmonter certaines choses et de faire face à des échecs, tant en termes de processus mentaux que de mobilité physique. L’impairment, c’est avoir un membre en moins ou être né‧e avec une maladie congénitale ; c’est un état incarné par le corps. L’impairment est source de difficultés. Sans aucun doute possible, c’est une situation qui complique tout, plus que chez quelqu’un qui n’a pas d’impairment. Pourtant, le plus souvent, la personne compense ledit impairment et s’adapte du mieux qu’ielle le peut. Par exemple, mon impairment est l’arthrogrypose, ce qui limite l’usage de mes bras, mais je m’adapte à la situation de différentes façons, en utilisant ma bouche.

Le handicap, en comparaison, c’est la répression sociale et politique des personnes ayant un impairment. C’est un résultat obtenu en isolant ces personnes économiquement et socialement. Les handicapé‧es ont des choix limités concernant leurs opportunités de logement, sont ostracisé‧es sur le plan social et culturel et n’ont que très peu d’opportunités de carrière. La communauté handix soutient l’idée que ces désavantages ne sont pas dus à l’impairment en lui-même, mais à une aversion culturelle pour le handicap, au manque d’opportunités professionnelles pour les personnes handix, ainsi qu’à l’industrie multimilliardaire qui héberge et « donne des soins » à la population en situation de handicap, secteur dont le développement est une conséquence de cette marginalisation économique. Cette thèse est connue sous le nom de modèle social du handicap 7. Être handicapé‧e est un état politique et non personnel, qui doit donc être abordé comme une question de droits civiques.

Appréhender le handicap selon un cadre théorique matérialiste démontre les modalités de fonctionnement de cette répression politique. Prenons l’exemple de la réutilisation par le théoricien du handicap Brendan Gleeson de l’analyse de Karl Marx, qui définissait la nature comme existant avant et indépendamment de l’expérience humaine, mais aussi comme quelque chose qui acquiert « ses qualités et définitions par le biais d’une relation transformative de travail humain. » La nature existe en dehors de la société en tant que réalité objective, mais les humains s’en servent et la modifient pour répondre à leurs besoins. Marx a utilisé la notion de « deux natures » pour décrire cette transformation historique, il soutient l’idée que ce changement s’est formé par le biais du travail humain. La quasi-intégralité du « monde naturel » terrestre s’est trouvée quelque part altérée via intervention humaine, et la connexion entre la nature et la société humaine est indissociable. Marx a utilisé cette analyse de la nature pour démontrer de quelle façon le mode de production capitaliste « a altéré la nature pour priver la plus grande partie de l’humanité du potentiel de son espèce. » La nature précède les formations sociales, mais est aussi elle-même en évolution, non seulement du fait de facteurs biologiques et écologiques, mais également via l’intervention humaine. Chaque être humain établit une relation à la nature par le biais de sa propre expérience physique, son genre, son âge, ses capacités physiques, et chaque expérience d’incarnation dans un corps devrait être appréhendée comme le produit d’une évolution qui est à la fois historique et sociale, par le biais d’éléments naturels. Le corps est à la fois un fait biologique et un artefact culturel : « le premier constitue un socle organique protosocial sur la base duquel le second prend forme »8. Les militant‧es et théoricien‧es du handicap voient l’impairment comme l’équivalent d’une « première nature » et le handicap comme un exemple de « seconde nature ».

Marx et les théoricien‧nes qui lui ont succédé ont démontré la façon dont le développement capitaliste a privilégié certaines formes biologiques d’incarnation dans un corps (par exemple les mâles blancs valides). De ce fait, il est important, en essayant de comprendre l’impact de l’espace sur les corps (par exemple des bâtiments et transports inaccessibles), de tenir compte de qui donne forme (et a donné forme) aux espaces et qui les habitent. L’inaccessibilité et l’aliénation ressenties par les personnes avec un impairment ne sont peut-être pas une conséquence naturelle de leurs propres incarnations dans un corps au vingt-et-unième siècle, mais plutôt une conséquence d’un système complexe de discrimination historique, culturelle et géographique qui a évolué à l’intérieur et en périphérie du capitalisme, et que nous voyons maintenant simplement (et mettons trop souvent de côté) comme étant un handicap. Les personnes dites infirmes et les personnes âgées ont une relation tout spécifiquement précaire avec ces grandes machines que sont la production et la consommation. Les gens travaillent dur, ils vieillissent, leur efficacité diminue inévitablement et, à moins d’avoir la chance de pouvoir mettre de l’argent de côté, ielles sont trop souvent mis‧es en institution, où leur valeur sera définie comme « des lits occupés ». Comme l’a habilement fait remarquer Marta Russell, l’institutionnalisation des handicapé‧es s’est développée suite à « la cynique prise de conscience du fait qu’il était possible de traiter les handicapé‧es comme des marchandises… Ces personnes “valent” plus du point de vue du Produit intérieur brut en occupant un lit en structure spécialisée qu’en vivant dans leurs propres logements »9.

Gleeson soutient qu’avec la transition du féodalisme au capitalisme, les personnes avec un impairment sont devenu‧es des membres non productif‧ves de la société et donc handicapé‧es. L’essor des rapports marchands a profondément modifié les processus d’incarnation sociale issus des modes de travail. Ce changement économico-politique a tout particulièrement diminué, pour les handix, les chances de contributions significatives au sein de la famille ou du foyer. Les marchés ont introduit au sein des foyers paysans une évaluation sociale abstraite du potentiel de travail basée sur la loi de la valeur ; autrement dit, la concurrence des forces de travail apparaissant sous la forme de temps de travail moyens socialement nécessaires. Cette règle de productivité a dévalorisé le potentiel de travail de toute personne n’ayant pas la capacité de se calquer sur les taux de production socialement nécessaires. À mesure que les familles étaient progressivement tirées vers la dépendance à la vente concurrentielle des forces de travail, la capacité de ces ménages à pouvoir héberger des membres « lents » ou « dépendants » s’est trouvée drastiquement réduite 10.

Comme l’explique Gleeson, compte tenu de la structure sociale de la paysannerie dans l’Europe médiévale, les gens avec un impairment étaient généralement intégrés au sein du système social et économique : « La paysannerie féodale se caractérisait par un lien relativement intime entre la domesticité et le travail », ce qui permettait aux différentes compétences et capacités sociales des personnes avec un impairment de remplir une fonction sociale. La plupart de ces personnes vivaient avec leurs familles et apportaient une contribution tangible à l’économie de leur foyer. Compte tenu du caractère autonome de l’économie de la société féodale, chacun des membres du foyer devait contribuer en effectuant un travail, sous une forme ou une autre, pour l’équilibre des besoins de chacun‧e. Compte tenu de l’abondance de tâches à accomplir pour nourrir les membres du foyer et les protéger du froid, il était presque toujours possible pour une personne avec un impairment d’apporter sa contribution. À ce qu’il semble, le concept de personnes invalides, qui n’arrivent à rien sans aide, n’avait pas encore été inventé, et les personnes avec un impairment étaient censé‧es contribuer selon leurs capacités respectives. « La réalité matérielle de la production féodale laissait aux familles paysannes une grande liberté dans l’organisation des tâches quotidiennes en fonction des capacités corporelles de chacun de ses membres »11.

Ce qui ne veut pas dire que l’ère féodale avait des airs d’utopie pour les personnes avec un impairment, mais il s’agit plutôt d’une tentative de démontrer le caractère relatif et non pas absolu de notre conception actuelle du handicap. La situation dans laquelle se trouvent les handicapé‧es devrait être contestée et connaître des changements. Dans la rhétorique américaine contemporaine, l’accent est vraiment mis sur l’indépendance et l’autonomie. L’Amérique est le pays où tout le monde a l’opportunité de devenir « indépendant ». Une personne, pourvu qu’elle en ait la force, peut se retrousser les manches et devenir propriétaire du Rêve américain d’une belle voiture neuve, d’une grande maison, et d’une bonne retraite ; ou mieux encore, elle peut vivre le nouveau rêve américain et devenir riche, célèbre et beau ou belle. L’indépendance est peut-être ce qui est le plus valorisé dans ce pays et pour les handix, cela signifie que nos vies sont considérées comme tragiquement dépendantes. Michael Oliver, comme beaucoup de théoricien‧nes du handicap, soutient que cette dépendance a un caractère relatif. Nous touxes en tant que société, sommes dépendant‧es les un‧es des autres. La différence entre la vision de la dépendance par la communauté handix et celle du reste de la société, c’est le degré d’importance accordé à l’indépendance physique individuelle. « Les professionnels ont tendance à définir l’indépendance sous l’angle des soins personnels, comme le lavage, l’habillage, utiliser les toilettes, la cuisine et les repas effectués sans assistance. Les handix, cependant, ont une définition différente de l’indépendance, qu’ielles voient comme la capacité d’avoir le contrôle de sa propre vie et de prendre des décisions liées, plutôt que de pouvoir faire des choses seul‧e ou sans aide »12. Aujourd’hui, l’indépendance tient plus au contrôle exercé par une personne sur les services auxquels elle a recours (tels que l’éducation, la plomberie, l’électricité, les soins médicaux, l’alimentation ou les soins personnels) qu’au fait d’être complètement autonome physiquement ; c’est vrai non seulement pour la population handix, mais aussi pour la population dans son ensemble. L’idée de l’autonomie physique est un sous-produit de la rhétorique de l’indépendance économique. Mais personne ne participe au capitalisme américain de façon indépendante ; un individu qui s’est « fait tout seul » cela n’existe pas. Dans ce contexte, les personnes valides devraient reconsidérer la situation des handix ; peut-être que, finalement, leurs positions d’interdépendances ne sont pas si opposées aux positions qu’occupent les personnes valides.

Une grande partie de la stigmatisation liée au handicap réside dans le fait qu’en raison de leur dépendance physique, les personnes handix sont considérées comme des fardeaux (parce qu’ielles ne peuvent pas travailler selon notre système économique standardisé actuel). Plus l’impairment d’une personne est élevé, plus elle est un fardeau. En réalité, la seule raison qui fait que plusieurs personnes sont un fardeau pour leur famille, ce sont les choix très limités qu’elles ont la possibilité de faire. Les personnes qui essaient de vivre en indépendance avec l’aide de proches découvrent souvent qu’il est quasi-impossible d’y parvenir, parce que les services de l’État n’offrent pas d’option qui permette une vie autonome et de ce fait, le fardeau est effectivement trop lourd à porter à titre individuel. Ce qui fait que beaucoup de gens, tout simplement à cause des contraintes financières, n’ont pas d’autre choix que d’être placés en institution. Dans notre société, ce n’est pas seulement l’impairment d’une personne qui la mène à la dépendance ; mais bien l’impairment du système des services sociaux de notre pays. Au cours de ma vie, j’ai aussi bien fait l’expérience de la dépendance physique extrême que d’une relative indépendance physique. J’ai passé des années pendant ma préadolescence à trouver des moyens de m’habiller et de me rendre aux toilettes seule. Parce que j’étais totalement convaincue que si je ne devenais pas physiquement indépendante, je resterais pour toujours un fardeau pour ma famille et ne serais jamais libre de vivre ma propre vie. Compte tenu des modalités actuelles de fonctionnement du système de soins personnels, le fait d’être physiquement indépendante dans ces tâches m’a véritablement facilité la vie, tout simplement parce que je n’ai pas à m’inquiéter d’un placement en institution ou d’avoir à me battre pour accéder aux services individualisés d’un‧e auxiliaire de vie. Cependant, ma vie n’a pas connu de changements spectaculaires parce que j’ai pu aller faire pipi ou changer de vêtements quand j’en avais envie, et depuis, je me suis rendu compte que cela n’avait que peu d’influence sur mon égo ou mes habitudes. Les problèmes qui étaient pour moi une source d’inquiétude à cette période n’avaient pas de lien direct avec mes limitations physiques (avoir besoin d’aide ne me gênait pas) mais ils venaient plutôt, indirectement, de la stigmatisation que d’autres faisaient peser sur le besoin d’assistance, et je craignais que ces nécessités physiques ne me mènent à une vie sans choix.

La priorité des mouvements handix est le fait d’avoir un travail et un l’égalité d’accès au reste de la société. À la source du capitalisme, il y a l’idée que la valeur d’une personne est intrinsèquement liée à sa valeur de production. Une grande partie des handicapé‧es, mais pas toustes, loin s’en faut, ne seront jamais de bons travailleur‧euses selon ces critères capitalistes : sans pouvoir bouger ou parler, difficile de réussir une carrière conventionnelle. Il existe un petit pourcentage, significatif cependant, de la population des handix qui a « réussi » et obtenu l’égalité économique avec une activité professionnelle, en tant que juristes, artistes, professeur‧es et auteur‧ices. Il s’agit une minorité privilégiée et le travail qu’ielles font est important. Ces opportunités ont tout à voir avec la classe sociale et ne sont pas ouvertes à l’ensemble des personnes avec un impairment. Personnellement, je ne serai jamais une bonne serveuse, secrétaire, travailleuse en usine ou conductrice de bus (à moins d’adaptations massives et coûteuses du véhicule que je conduirais), le type de travail qu’on propose aux gens qui n’ont pas suivi d’études supérieures. Il est difficile de penser à une profession où ma contribution serait souhaitable selon une perspective coût-bénéfice. La minorité des handicapé‧es qui a un emploi rémunéré est moins payée que leurs homologues valides et plus fréquemment licenciée (et ces statistiques sont encore plus flagrantes dans le cas d’handicapé‧es issu‧es de minorités). Pour s’assurer que les employeurs soient capables d’extraire une plus-value des travailleur‧euses en situation de handicap, des milliers d’entre elleux sont forcé‧es d’être relégué‧es dans des emplois sans perspective d’évolution, dont la rémunération légale est en-dessous du salaire minimum (par exemple, dans le cas d’« ateliers protégés » destinés aux personnes avec des troubles du développement)13. La condescendance vis-à-vis des travailleur‧euses dans de tels environnements est lourde. Pourquoi le fait de travailler est-il considéré si essentiel, au point qu’il soit permis de profiter des handicapé‧es et qu’on attend d’ielles, en plus, de la reconnaissance envers ce type d’« opportunité » ?

Les handix sont élevé‧es avec les mêmes idéaux culturels et ambitions que leurs homologues valides ; nous aussi nous sommes endoctriné‧es pour fétichiser le travail et avoir une vision romantique de la carrière professionnelle, ainsi que pour concevoir la performance dans le travail salarié comme la liberté ultime. Et pourtant, dans la plupart des cas, l’accès à ce fantasme nous est refusé ; la plupart d’entre nous vivent d’aides de l’État ou du soutien familial ou même de la charité. Si vous êtes en situation de handicap sévère, vos chances d’avoir un travail s’élèvent à 26,1 pour cent (comparé à un taux de 82,1 pour cent pour des personnes valides en âge de travailler). Notre plus grande contribution à l’économie se fait en tant que « lits occupés », selon le terme utilisé par les établissements d’hébergement pour désigner les personnes âgé‧es ou en situation de handicap qui y remplissent les places vacantes et les comptes bancaires. Ne devrions-nous pas, nous, de tous les groupes qui existent, reconnaître que ce n’est pas le travail qui nous libérera (surtout pas des tâches subalternes rendues accessibles ou l’accueil de clients dans des supermarchés Wal-Marts à travers l’Amérique), mais plutôt reconnaitre ce pouvoir libérateur au droit de ne pas travailler et en être fièr‧es ? Comment ce changement de pensée influencerait-il les objectifs et l’attitude de celleux qui se soucient des droits des personnes avec un impairment, ou quelle influence aurait-il sur l’image de soi qu’ont lesdites personnes d’elles-mêmes ?

Ce qui ne veut absolument pas dire que les handix devraient cesser d’être actif‧ves ou devraient se terrer chez ielles et ne rien faire (le gros du problème vient déjà de notre trop grande isolation). Le droit de ne pas travailler, c’est celui de ne pas voir votre valeur déterminée par votre productivité en tant que travailleur‧euse, votre employabilité ou votre salaire. La plupart des handix, en particulier les personnes dont le handicap est grave, restent de fait à la maison et donc ne travaillent pas ou bien sont retenues en otage en établissements d’hébergement et se voient refuser l’accès à un emploi rémunéré. Ce que j’entends par le droit de ne pas travailler, c’est peut-être un changement aussi bien d’ordre idéologique ou de prise de conscience qu’un changement d’ordre matériel. Ce qui se joue, c’est notre rapport, non seulement au travail, mais aussi à ce que l’accomplissement de ce même travail signifie, ainsi qu’à l’idée que c’est uniquement dans l’accomplissement d’un travail pour un salaire que l’être humain accumule de la valeur. Il s’agit de cultiver un scepticisme vis-à-vis de la signification du travail, qui ne devrait pas être pris de prime abord comme un signe d’égalité ou d’émancipation, mais qui devrait être analysé d’une façon plus critique. Même dans des situations où l’application de la loi « American with Disabilities Act » et les subventions accordées par l’État à des sociétés mènent à l’emploi d’handicapé‧es, qui bénéficie généralement de ces mesures, les employeurs ou les employé‧es ?

Je veux le dire clairement, je ne suis pas en train de dire que les gens devraient cesser de se battre pour l’égalité des droits dans notre système actuel, mais que nous devrions, en même temps, penser au-delà du système en place. Beaucoup d’handicapé‧es désirent travailler et en ont les capacités, mais subissent une discrimination de la part des compagnies d’assurances et des employeurs. Il est en réalité très difficile pour une personne en situation de handicap d’aller à l’université (tous les établissements dans lesquels j’ai postulé ont été discriminants à mon égard malgré les lois en faveur de l’inclusivité), et de ce fait, les handix peuvent difficilement faire face à la compétition pour obtenir des emplois plus qualifiés. S’ajoute à cette situation un autre casse-tête : comme les emplois plus qualifiés donnent souvent accès à un meilleur salaire, ces mêmes emplois peuvent parfois comporter un risque de suppression de notre assurance SSI, dispositif qui, pour les personnes en situation de handicap grave, est souvent le seul à pouvoir couvrir les besoins essentiels ; cela pousse plus de gens qu’on ne le pense à rester éloignés du marché de l’emploi. Je suis tous les jours stupéfaite des paradoxes, difficultés et problèmes d’ordre économiques et sociaux dus à une situation de handicap et au fait d’être bénéficiaire du SSI ; néanmoins je ne suis toujours pas convaincue que la lutte pour l’égalité au sein du système actuel (c’est-à-dire, jusqu’à un certain point, le droit de faire partie de la classe des exploitant‧es au lieu de celle des exploité‧es) puisse constituer l’idéal ultime justifiant les combats.

Le but est-il d’être « mainstream » au sein de notre société actuelle ou bien est-il de changer la société ? Comme l’affirme Michael Oliver : « C’est extrêmement étrange que les gens puissent se dire que nous, handicapé‧es, aurons la possibilité de vivre en Angleterre avec tous les droits civiques et les services dont nous avons besoin, sans changements fondamentaux. Nous ne parlons pas de vivoter en marge de la société, ce n’est pas de l’inclusion. Pour que les handicapé‧es jouent pleinement un rôle au sein de la société britannique, cette même société devra se transformer. » L’arrivée d’un changement fondamental semble encore très loin de pouvoir se produire, je l’admets, et dans l’intervalle, on nous dit que la seule façon de changer le système, c’est d’y prendre part. Plus une personne a d’influence sur le plan social et économique, plus elle pourra manœuvrer au sein dudit système. On me dit que les personnes y parviennent en faisant une belle carrière, par le travail. Il y a dans tout cela une vérité essentielle ; la première étape vers l’égalité, c’est la vie en indépendance et faire sortir les gens des établissements d’hébergement. Une fois qu’elles en sont sorties, les personnes avec un impairment ont également besoin d’un environnement accessible pour pouvoir échanger avec d’autres personnes vivant dans leurs communautés, partager leurs centres d’intérêts et surmonter le problème de l’isolation géographique et environnementale. Ces changements matériels (bâtiments et transports accessibles, vie indépendante) sont une nécessité absolue pour la libération de la population qui vit avec un impairment. Un grand nombre d’handicapé‧es a en effet mené des combats pour un salaire décent (l’une des premières causes de lutte des handicapé‧es en Angleterre), une cause digne du soutien des défenseur‧euses de cette population et de l’humanité en général ; pourtant, cette même cause exige de réévaluer le rôle et le sens du travail, et implique également un droit de ne pas travailler ainsi qu’un droit de vivre.

Dans une société de consommation capitaliste où tout le monde veut la perfection, à la fois pour son visage, sa famille, son travail et son corps, le handicap ne sera jamais apprécié ou même pleinement accepté. Dans une culture où l’apparence de l’autosuffisance et de l’autonomie est essentielle, la dépendance des handicapé‧es (comme ielles ne se montrent pas à la hauteur de ce mythe) sera méprisée, peut-être à jamais, ou du moins traitée avec condescendance. Même dans le cas d’institutions et de personnes de milieux progressistes, j’ai perdu le compte de toutes les discriminations dont j’ai fait l’objet. Les personnes de ces milieux, comme la plupart des personnes valides, détestent se voir identifié‧es à des personnes dites infirmes et, plutôt fréquemment, elles refusent d’admettre deux vérités essentielles. La première étant que si elles vivent assez longtemps, elles rejoindront nos rangs. Les défenseur‧euses des personnes avec un impairment plaisantent parfois, en disant que les gens devraient en fait se considérer comme « temporairement valides ».

Nous vieillissons touxes et finissons infirmes. Il est effarant de constater le peu d’intérêt pour la qualité de vie et le manque de liberté des personnes âgées dans cette société, je ne peux que postuler qu’il s’agit là du résultat d’un mécanisme collectif d’adaptation basé sur le déni. La seconde vérité essentielle tient au fait que le traitement des handicapé‧es n’est qu’une forme plus prononcée de conditionnement des autres populations dans le marché du travail contemporain. Beaucoup d’Américain‧es ont des difficultés à accéder à une assurance abordable, à un emploi stable et se voient ielles aussi privé‧es du droit de ne pas travailler. La précarisation de l’emploi, les salaires insuffisants, le retour de beaucoup de citoyen‧nes âgé‧es sur le marché de l’emploi, quand ielles ne peuvent pas subvenir à leurs besoins après la retraite, le manque de congés payés, le fait que le travail s’immisce dans nos fins de semaine ou nos soirées et la montée des dettes pour les personnes dans la pauvreté ou de la classe moyenne, tout cela met en évidence un manque de liberté quant aux possibilités de faire des activités en dehors du travail ou de se libérer de l’anxiété qu’il cause. Le travail revêt le déguisement de la liberté ultime et du signe prépondérant de l’indépendance, et pourtant il semble plus souvent représenter l’opposé de ces deux idéaux.

Je me souviens d’une fois où, alors que j’étais au marché aux puces en Géorgie, aux États-Unis, une femme d’âge mûr édentée était venue me voir de derrière son étal pour me dire : « Tu es tellement courageuse, je ne voudrais surtout pas avoir à vivre comme toi. » J’avais environ treize ans à l’époque et je n’ai pu m’empêcher de sourire parce que je pensais la même chose d’elle. Je savais que j’aurais sans doute accès à plus de choix, malgré mon handicap, qu’elle-même n’en avait jamais eu, tout simplement grâce aux avantages en termes d’éducation auxquels j’avais pu accéder, du fait de mon parcours inhabituel et du soutien de ma famille, et que je détesterais de mon côté vivre la vie qu’elle avait. Les êtres humains sont si prompts à porter un jugement sur leurs existences respectives, mais ce qui me paraît encore plus triste, c’est que si les gens faisaient l’effort de voir plus loin, de pouvoir constater les similitudes dans leurs expériences respectives, ielles se rendraient sans doute compte que nos répressions ont des fondements communs. Ce qui rend ma vie difficile, c’est la même chose que ce qui complique celle de la femme au marché aux puces ; nous sommes toustes victimes d’une société qui n’apprécie pas notre valeur, ou qui n’accorde de la valeur à nos contributions que dans un sens très étroit.

En tenant compte de ces points communs fondamentaux, je suis souvent surprise de constater que les handix sont très souvent exclu‧es de la politique et des médias de gauche. Plusieurs mouvements de défense des droits handix (y compris ADAPT) ont tenté de joindre leurs forces à celles d’autres groupes de personnes opprimées dans la lutte pour le changement. Le handicap n’en est pas venu à être inclus dans les questions canoniques des politiques des identités, et ce sujet est donc, de fait, fréquemment exclu des luttes pour le progrès social. Nous avons été ignoré‧es, et, en fait évité‧es par les mouvements d’émancipation féministe (principalement sur la base d’un malentendu vis-à-vis de la question de l’avortement), les mouvements pour la justice raciale, les activistes gays et lesbien‧nes, et même très largement par les organisations syndicales (un exemple toujours d’actualité est celui du « Service Employees International Union » [Syndicat international des employé‧es de service] qui, dans ses tentatives de préserver les emplois de ses membres travaillant pour Laguna Honda, le plus grand établissement d’hébergement au monde, a eu recours à l’argumentaire suivant : les personnes avec un impairment sont des invalides qui doivent être placé‧es en institutions, et ce malgré les contestations de défenseur‧euses des handicapé‧es)14 ce qui, malheureusement, prouve selon moi que même les gens les plus éduqués vis-à-vis des différences culturelles choisissent souvent de ne pas aller au-delà d’une vision médicale et charitable du handicap. Le handicap constitue un exemple évident de la nécessité d’une réforme structurelle fondamentale et je suis surprise que les personnes qui souhaitent le changement n’aient pas plus souvent cherché à contacter notre mouvement. Nous sommes l’illustration même de beaucoup des changements qui doivent se faire au sein de nos systèmes politiques et sociaux. Nous sommes souvent issu‧es de conflits armés, de l’inégalité financière et de la dégradation environnementale. Mon handicap est une maladie congénitale causée par un prestataire de l’Aviation militaire américaine qui a illégalement pollué les eaux souterraines de mon quartier. Ce prestataire a enfoui des produits chimiques près des puits de notre communauté pendant plus de quarante ans, mais n’a pas pris la peine de remédier à la situation, même après signalement des dommages causés ; probablement parce que les habitant‧es de la zone en question étaient des familles latinos pauvres, et qu’on y trouvait aussi les résident‧es d’une réserve indienne locale. Des milliers de gens sont morts ou ont dû vivre avec un impairment, à cause de la négligence de l’Aviation militaire américaine. Malheureusement, mon cas n’est pas une exception.

Vivre avec un impairment, ou ne pas être normal‧e (ce qui, comme je l’ai dit, peut être surmonté avec l’aide du cercle familial, de la technologie et avec de la persévérance) n’est pas considéré comme sexy de l’avis majoritaire. Le fait est qu’un impairment expose notre interdépendance et menace notre croyance en notre autonomie propre. Et c’est là que nous en revenons au travail : le signe ultime de l’indépendance d’un individu. Pour beaucoup d’handix, l’emploi est une perspective inatteignable. Souvent, nous faisons simplement des travailleurs inefficaces, et l’inefficacité, c’est l’opposé de ce que devrait être un bon travailleur. Pour cette raison, nous faisons l’objet de discrimination de la part des employeur‧euses. Nous avons besoin d’adaptations coûteuses et d’efforts de compréhension (nécessaires et précieux) envers nos situations. La culture occidentale n’a qu’une vision très limitée de ce qu’est être utile à la société. Une contribution utile peut prendre des formes diverses, et pas seulement sur le plan monétaire. Les personnes avec qui j’ai manifesté n’ont peut-être pas d’emplois rémunérés, mais elles passent des heures chaque jour à organiser des manifestations et à permettre l’accès à une vie autonome hors institutions. N’est-il pas plus utile de consacrer son temps à des choses comme celles-là ? Les handicapé‧es doivent trouver du sens dans d’autres aspects de leurs vies, un sens qui est une menace pour le système de valeurs de notre culture. Même si l’éducation, la législation et les évolutions technologiques pourront peut-être rendre l’emploi plus accessible à certaines personnes avec un impairment, nous devrions garder à l’esprit certains des principes fondamentaux de la théorie économique marxiste, en particulier la théorie de la plus-value, qui dicte que pour obtenir des profits plus élevés, il faut rémunérer une personne en deçà de la valeur de son travail. Cette même règle, qui exclut fréquemment d’un environnement de travail traditionnel les personnes avec un impairment, a aussi pour résultat l’exploitation des personnes valides, qui n’ont pas d’autre choix que de participer à ce système. Le droit de ne pas travailler est un idéal digne à la fois des personnes avec un impairment et des personnes valides.

1 – The Supplemental Security Income program (SSI) est géré par les services administratifs en charge de la Sécurité sociale et verse des allocations aux personnes dans la pauvreté ou en situation de handicap.

2 – Voir Richard K. Scotch, From Goodwill to Civil Rights (Philadelphia: Temple University Press, 2001) 179. “Atlantis s’est fixé comme double objectif d’apprendre aux handicapé‧es à vivre en autonomie et à œuvrer pour la défense des droits civiques.”

3 – NdT : L’expression “vie autonome” est une traduction de “independent living”. Elle désigne la possibilité pour une personne handix, la liberté de choisir et de contrôler leur propre vie et leur propre style de vie. Elle s’oppose à l’obligation de vivre dans une des institutions spécialisées qui sont des lieux de privation de liberté.

4 – Christopher H. Schmitt, “The New Math of Old Age,” US News and World Report, 30 septembre, 2002 : 67, 70–74; voir aussi http://www.adapt.org.

5 – Michael Oliver, The Politics of Disablement (N.Y.: St Martin’s Press, 1990).

6 – NdT : En anglais, trois termes existent pour traduire handicap : impairement, qui désigne la déficience en soi ; disability, qui concerne les capacités touchées par le handicap, handicap, qui désigne l’incapacité par rapport à la norme sociale. Ce dernier est jugé péjorativement par les personnes concernées anglophones. Néanmoins, dans les pays francophones il a été utilisé par les mouvements politiques des personnes concernées notamment pour créer une catégorie les unifiant. Dans le cadre de la traduction, nous avons opté pour utiliser les termes handicap et impairment suivant les définitions que l’auteur en donne. 

7 – Oliver, Politics.

8 – Brendan Gleeson, Geographies of Disability (London: Routledge Press, 1999).

9 – Marta Russell, “Stuck at the Nursing Home Door,” Ragged Edge Magazine. Cliquer ici pour accéder à l’article.

10 – Gleeson, Geographies.

11 – Gleeson, Geographies.

12 – Oliver, Politics, 91.

13 – Steven J. Taylor, Disabled workers deserve real choices, real jobs, The Center for an Accessible Society, Cliquer ici pour accéder à l’article.

14 – Russell, “Stuck” and more recently, Bob Kafka, “Disability Rights Vs. Worker Rights,” November 14, 2003, http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?SectionID=47 &_ItemID=4503.


Sunaura Taylor est une peintre et activiste américaine engagée dans le mouvement pour la vie autonome et pour les droits des animaux. Alors étudiante, elle a écrit The right not to work, power and disability en 2004 pour The Monthly Review et a depuis poursuivi ses recherches et publié plusieurs ouvrages. Chercheuse à l’Université de Berkeley, elle travaille à l’intersection des disability studies, des humanités environnementales et des études critiques sur les animaux tout en menant une pratique artistique. Elle est l’auteure de Beasts of Burden : Animal and Disability Liberation traduit en français par les éditions du portrait avec le titre Braves bêtes, animaux et handicapés, même combat ? Elle publie cette année Disabled Ecologies, Lessons from a Wounded Desert qui dessine les liens et alliances possibles entre droits des personnes handix et la justice environnementale à partir d’une étude de la pollution de désert de Sonoran en Arizona.


Traduit par Maxime Galopin

Relecture par Emma Axelroud-Bernard