L’intimité d’accès : le lien qui manque

Il existe de très nombreuses façons de décrire l’intimité. Il y a l’intimité physique, l’intimité émotionnelle, intellectuelle, politique, familiale ou sexuelle. Mais, en tant que femme physiquement handicapée, je connais une forme d’intimité que j’ai du mal à définir et à décrire, celle que j’appelle l’« intimité d’accès ».

J’ai commencé à utiliser ce terme assez approximativement et je continue d’en saisir les différentes implications. Je ne cherche pas ici à en faire une description complète ; il s’agit plutôt d’une première tentative pour le nommer et lui donner corps. Je le partage comme quelque chose qui m’a été utile et que j’espère utile à d’autres pour décrire toutes les différentes expériences d’accès, pas seulement celles en relation avec le handicap. En tant que cadre théorique, je crois que l’accès est un outil puissant pour tant de nos vies. Si je parle ici depuis mon propre vécu de personne handix, je sais que l’intimité d’accès peut aussi être éprouvée par les mamans et les parents, les femmes racisées, les personnes queers et trans… Chacun‧e d’entre nous peut en faire l’expérience.

Avant, je n’avais pas de mot pour l’intimité d’accès. Pendant des années, je l’ai ressentie ou j’en ai eu envie, mais je ne savais pas comment la décrire. Elle était toujours à peine hors de ma portée, sur le bout de ma langue et je la confondais avec de l’intimité émotionnelle, politique, de l’attirance sexuelle ou du désir romantique. À tort, j’ai supposé que pour que l’intimité d’accès existe, il suffisait d’avoir une identité ou un vécu commun. Il m’était difficile de décrire la proximité que j’éprouvais avec celleux auprès de qui mon corps handicapé se sentait un petit peu plus en sécurité et à l’aise. Certaines de mes relations m’ont apporté une intimité émotionnelle, physique et politique, mais ont cruellement manqué d’une intimité d’accès. Et dans certaines relations, l’intimité d’accès a aidé à créer les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’intimité émotionnelle, familiale et politique.

L’intimité d’accès, c’est cette furtive et indescriptible sensation qui te traverse quand quelqu’un·e « capte » tes besoins d’accès. Cette sorte de confort étrange que ton toi handicapé ressent en compagnie de quelqu’un‧e, strictement sur le plan de l’accessibilité. Parfois ça arrive avec de parfait·es inconnu‧es, handix ou non, parfois ça se construit au fil des ans. Il peut également s’agir de la façon dont ton corps se détend et s’ouvre en présence de quelqu’un·e lorsque tous tes besoins d’accès sont satisfaits. Cela ne dépend pas d’une compréhension politique du handicap, du validisme ou de l’accès. Certaines des personnes avec qui j’ai fait les expériences les plus profondes d’intimité d’accès (particulièrement des personnes valides) n’avaient pas été formées ni exposées à une vision politique du handicap.

L’intimité d’accès, c’est aussi la sensation de proximité que j’éprouve en présence de tant d’autres personnes handicapées ou malades, qui ont une compréhension automatique des besoins d’accès en raison d’une expérience commune des nombreuses façons dont le validisme se manifeste dans nos vies. Ensemble, nous partageons un type d’intimité d’accès fondamental, qui se passe d’explications. Instantanément, nous pouvons supporter le poids, l’émotion, la logistique, l’isolement, le traumatisme, la peur, l’angoisse et la douleur de l’accès. Je n’ai pas besoin de me justifier et nous sommes capables de nous exposer dans une vulnérabilité d’acier. Ça ne veut pas dire que nos besoins d’accès sont identiques, ni même que nous les connaissons. Ça a pris la forme de longues discussions jusqu’au bout de la nuit le soir de notre première rencontre, de regards complices échangés d’un bout à l’autre de la pièce ou au milieu d’un groupe de valides ou du sentiment immédiat de familiarité qui nous encourage à demander de l’aide ou du soutien.

Dans ma vie, l’intimité d’accès a pu demander beaucoup de travail, être organique, parfois même sembler magique. Ça m’a prise par surprise en se manifestant avec des personnes avec lesquelles je ne me serais jamais attendue à avoir ce genre de « lien d’accès ». Ça a été excitant et soulageant, comme une longue et lente expiration. Je ne sais pas d’où cela vient ni comment cela arrive. Ça a ressemblé à un langage instinctif et tacite entre des personnes différentes, à une façon complètement unique d’échanger et de se connecter. Comme quand on rencontre quelqu’un‧e avec qui « ça colle », l’intimité d’accès a ressemblé à une forme distincte d’attraction, de désir et d’énergie.

Je commence à comprendre que l’intimité d’accès est une chose dont j’ai besoin dans ma vie et sans laquelle je ne peux pas (et ne veux pas) vivre. J’en ai besoin pour être entière, littéralement, car en tant que femme queer racisée adoptée, l’accès fait intimement partie de ma vie. Sans lui, les relations sont limitées par un plafond de verre ou séparées par d’épaisses fenêtres dépolies, avec des parties colossales de moi-même qui ne sont jamais en mesure d’être atteintes. Sans lui, il y a la survie, mais rarement du lien véritable.

L’intimité d’accès ne se résume pas à donner de l’accès ou à « aider » quelqu’un·e. Nous avons toustes bénéficié d’accès qui nous ont donné l’impression d’être un fardeau, d’avoir été forcé‧e ou d’être une merde. Beaucoup d’entre nous ont fait l’expérience d’un accès imposé où il n’y a aucune intimité, juste un décompte stoïque des secondes jusqu’à ce que ça soit enfin terminé. L’intimité d’accès, ce n’est pas ça. Au cours de ma vie, il m’est arrivé dans de nombreuses relations d’aimer très profondément des personnes sans jamais pleinement me sentir en sécurité à leurs côtés, en ce qui concernait mon accès. Il y a eu tant de relations dans lesquelles je savais que je ne pouvais pas demander ou partager grand-chose sans me faire critiquer, réprimander ou punir par un accès réticent et passif-agressif. Tant de fois où j’étais trop effrayée, à cause du manque d’intimité d’accès, pour me défendre, pour exprimer mes besoins ou dire ce que je ne pouvais pas faire, ce qui m’a valu d’être isolée ou, dans les pires scénarios, de me blesser gravement physiquement en outrepassant mes limites.

L’intimité d’accès, ce n’est pas de la charité, du ressentiment refoulé, de l’intimidation, une façon de redorer son ego ou un marchandage humiliant en échange de sa survie. D’ailleurs, tout ce que je viens de citer la menace et la tue. On se sent bien pendant et après une expérience d’intimité d’accès. C’est un sentiment de légèreté, de liberté et d’amour. Elle rapproche les personnes qui la partagent, construit et approfondit nos liens. Parfois, l’intimité d’accès ne veut même pas dire que tout est 100 % accessible. Parfois, c’est juste vous deux qui essayez autant que possible de vous créer un accès l’un‧e à l’autre dans ce monde validiste. Parfois, c’est quelqu’un‧e qui reste à tes côtés et te tient la main pendant que vous faites face ensemble à un monde inaccessible.

Elle a pris les traits des relations qui me donnent l’impression de toujours pouvoir exprimer mes besoins d’accès, quoiqu’il arrive – ou de pouvoir dire que je ne les connais pas, et ça aussi, c’est ok. Elle a pris les traits des personnes qui n’ont pas attendu de retour sous forme de dette émotionnelle ou de sentiment de propriété. Elle a pris les traits des personnes valides qui m’ont écoutée et crue. Des personnes qui se sont investies en se souvenant de mes besoins d’accès et en vérifiant avec moi lorsque des situations risquaient d’être inaccessibles ou difficiles pour mon corps handicapé. Elle a pris les traits d’un accès conçu par des handix pour elleux-mêmes. Elle a pris les traits d’une solidarité crip1

Durant les cinq dernières années de ma vie, j’ai pu faire l’expérience de multiples et différentes formes d’intimité d’accès. Avant cela, je n’étais même pas encore capable de partager une intimité d’accès avec quiconque. C’est seulement durant les sept dernières années de ma vie que je me suis assez affirmée politiquement en tant que personne handix2 pour commencer à éprouver et à désirer de l’intimité d’accès, même sur un plan superficiel. Rétrospectivement, les relations dans lesquelles j’ai éprouvé cette intimité d’accès se comptent sur les doigts de la main. Et dans la plupart d’entre elles, l’intimité d’accès n’a pas été instantanée, il a fallu la fabriquer et la cultiver, et j’ai assumé le plus gros de cette charge de travail.

Pour la première fois de ma vie adulte, je fais l’expérience d’une intimité d’accès qui n’a pas seulement été péniblement construite au fil du temps, conversation après conversation, mais dont l’existence est déjà féconde, prête à s’épanouir. Pour la première fois de ma vie, je fais partie d’une communauté handix, je rencontre des personnes malades et handicapées en faisant l’expérience d’une intimité d’accès partagée qui me donne le sentiment d’avoir trouvé une famille. Pour la première fois de ma vie, j’ai des relations avec des personnes queers racisées valides et je fais l’expérience d’une intimité d’accès qui se situe au-delà du rationnel et des croyances. Pour la première fois, cette année, j’expérimente un niveau d’intimité d’accès dans mes relations intimes et dans ma vie familiale comme jamais auparavant. C’est à la fois merveilleux et triste, de n’avoir que maintenant ce cadre dans lequel on prend effectivement soin de moi. Tout comme l’intimité émotionnelle, elle représente également un risque important, car il serait dévastateur de la perdre et il faut l’entretenir.

Aujourd’hui, quand je décris les relations humaines, j’inclus l’intimité d’accès parmi mes nombreuses autres caractéristiques. Je la remarque, je l’étudie, j’en suis la témoin au fur et à mesure qu’elle grandit, évolue et se transforme tandis que j’apprends de toutes les formes qu’elle peut emprunter.


[1] Cliquez sur cette phrase pour accéder au texte de Mia Mingus Wherever you are is where I wan to be : Crip Solidarity

[2] Cliquez sur cette phrase pour accéder au texte de Mia Mingus Reflecting on Frida Kahlo’s Birthday and The Importance of Recognizing Ourselves for (in) Each Other


Traduction par Emma Axelroud Bernard

Correction & relecture par Laura Boulic